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Oscar Castro est acteur, dramaturge et metteur en scène. Né à Santiago du Chili en 1947, il fonde le Théâtre Aleph en 1968 avec des amis étudiants. Autodidactes et provocateurs, ils écrivent des pièces de théâtre collectives. L’Aleph devient un mythe et une référence dans le monde du théâtre latino-américain. Après avoir censuré leur travail puis arrêté des membres de la troupe, le gouvernement militaire chilien exile Oscar Castro. Depuis 1976 il vit en France à Paris, où il réalise ses créations et dirige sa nouvelle Compagnie. Cliquez ici pour voir la recette de cuisine de son plat préféré : pastel de choclo sauce bordelaise |
Texte extrait du recueil « J'ai deux amours, portraits d'exil », de Brigitte Martinez, Le cherche midi éditeur, 1998. (Cliquez ici si vous souhaitez lire l'extrait en format pdf)
« Le jour de l’élection d’Allende, c’était beau ! Il a fait son discours depuis la fédération des étudiants. C’était le pouvoir au sein de la jeunesse même. C’était un grand jour. Un jour formidable. Je me souviens d’un ouvrier pleurant de joie. Toute une vie de lutte pour en arriver là ! Le jour du coup d’état, le visage de ce monsieur m’est revenu en mémoire. Je me suis demandé : Que sera-t-il de lui en ce moment ? »
« Que sera », le futur d’une époque imparfaite, conjuguée aujourd’hui par Oscar. Au présent. C’est son côté Aleph, ce point magique inspiré de Borges où « passé, présent, futur, se voient en un instant ». Aleph le nom qu’Oscar Castro a donné à son théâtre, voilà bientôt trente ans. « Un nom qui a beaucoup à voir avec notre histoire. »
L’homme s’est avancé, bras et sourire ouverts, tutoiement latino-américain à l’appui. D’emblée, ses chaussures s’affirment, bicolores, à l’image de son propriétaire qu’on découvre à facettes : Indien côté face, « bourbon d’Espagne » côté pile. Sur la tranche, la France. Pour l’équilibre. Éclats de rire côté face, masques à la gravité pointant du côté pile. Oscar est un jongleur, de la vie, du temps et d’une Histoire qu’il s’obstine à mettre en pièces. Comme un metteur en scène. « Le théâtre c’était mon idée fixe. Si j’avais été dans un bateau chinois, j’aurais fait du théâtre dans un bateau chinois ». Mais dans le Chili dictatorial, le bateau où l’on embarque Carlos s’appelle : Camp de concentration. « Le théâtre en prison c’était mon univers de liberté. Les copains me disent maintenant, tu nous as donné de la force. Mais je me la donnais d’abord à moi-même. » Une force, c’est-à-dire, la vie. Reconstituée : « Les vendredis se transformaient en une chose merveilleuse : vers cinq heures de l’après midi, tous les bains étaient occupés. Les prisonniers se douchaient, s’habillaient comme pour aller en visite ». Le lieu du rendez-vous annoncé : le réfectoire du camp, scène de théâtre improvisé d’une pièce chaque vendredi réinventé. Parce que chaque vendredi, « le public restait le même. Avant, quand j’écrivais, je me disais : Il faut que j’écrive quelque chose pour que les gens qui assistent au spectacle découvrent que celui qui a écrit ça est un homme de gauche. Mais en prison, je n’avais plus à démontrer, à personne, que j’étais de gauche. Alors j’écrivais sur l’amour, l’incompréhension. »
Oscar est un « homme de gauche » qui entre en politique - celle du cœur, jamais celle d’un parti - grâce au théâtre et à l’Aleph qu’il fonde à l’université : « Pour avoir du public, on allait jouer nos pièces dans les bidonvilles, dans les usines en grève. On était tous des petits bourgeois. Là-bas, on a découvert la misère. On n’aurait pas eu de rapport avec la politique ou la pauvreté si on n’avait pas fait de théâtre. La politique, tu n’y arrives pas par des choses intellectuelles, tu y arrives par autre chose. Mais figure-toi que c’est moi, qui restais le moins politique, le plus artiste du groupe, qui ai le plus souffert des conséquences de la dictature. C’est curieux. Peut-être qu’être artiste, c’est pire qu’être politique. »
L’Aleph. Passé, présent, futur. À force de mélanger les temps, Oscar a perdu la mémoire des dates. Excepté quelques-unes. Il se souvient, 1976, de sa libération : l’exil commence en France. Il sait qu’il fut l’un des derniers Chiliens autorisés par Pinochet à rentrer au pays. Mais il ne sait plus quand. Il sait seulement, certitudes enchaînées que « 73, c’était le coup d’Etat. 74, ils m’ont pris. C’est un truc très fort parce qu’ils ont aussi pris ma mère, venue me voir en prison. Elle est une prisonnière disparue maintenant. Mon beau-frère aussi. »
Dans le Chili de la dictature, après l’arrestation, vient l’interrogatoire, la torture, puis de nouveau la torture si l’interrogatoire n’a pas satisfait les bourreaux. Ensuite, peut-être, le camp de concentration. Au camp de Retoque, c’est le personnage du maire, qui, sous les traits d’Oscar accueille les nouveaux venus. « J’arrivais dans une brouette habillé d’un smoking, d’un chapeau et je leur disais : « Bienvenu à cet événement sportif, on va faire des olympiades ! Les moyens de locomotions sont bons pour arriver jusqu’ici. Pas pour en repartir. Mais la préoccupation du maire c’est que tous rentrent bientôt à la maison ». Ils pensaient d’abord que j’étais fou et puis ils comprenaient. Le maire nous a beaucoup servi. Les choses prenaient de la distance ».
Avec la distance, la vie. Toujours représentée : retoque à son maire, les allées reçoivent des noms de rues « la poste, Macondo, costa negra » et les baraquements se spécialisent : Les avocats créent « un bureau des problèmes juridiques », et les universitaires, des universités. « On a refait la vie à l’intérieur du camp. Figure-toi de la folie. Il y avait, ça aussi c’est merveilleux, une banque. Les familles laissaient chaque semaine de l’argent aux prisonniers. Ils le déposaient à la banque qui achetait des cocas. Mais quand tu arrivais à la banque le lundi, c’était fermé ! La banque fermait le lundi ! Quel scandale ! » Carlos éclate, une nouvelle fois de rire. Puis s’éteint pour évoquer la maigre pitance servie aux prisonniers, même si là encore son surnom, Mar y tierra, affiche la distance. Mer et terre : des algues et des pommes. « On mangeait mal, c’était horrible ». Pour agrémenter le quotidien, les aliments offerts par les familles en visite se partagent ; comme la viande volée, malgré le danger, dans les camions des officiers. « Et puis il y avait aussi… », les yeux d’Oscar brillent, malicieux, à l’idée de raconter sa nouvelle « invention merveilleuse ». Même quand il s’agit de cuisine, le spectacle continue : « Sucré/salé, pêches, poisson séché, c’était le prix du film ». Le film : une succession de photos de femmes déshabillées, projetées en séances privées, sur un mur ou sur un drap. « On avait découvert que si on bougeait le drap, la femme bougeait aussi ».
Avec la victoire d’Allende, la culture, populaire, se propage en train à l’intérieur du pays. La troupe de l’Aleph se fortifie. Elle continue le voyage hors des frontières et participe au festival mondial du théâtre. Pendant la tournée, les étrangers expriment leurs craintes quant à l’avenir du Chili : « Quand les gens nous disaient les militaires vont prendre le pouvoir, on leur répondait qu’ils n’y connaissaient rien. Que les militaires étaient des professionnels. Que le Chili avait une grande culture démocratique et n’était pas une république bananière. »
Mais de retour à Santiago, la troupe se rend à l’évidence. L’Aleph ne conjuguera plus le futur de ses rêves. Le coup d’Etat survient, militaire, avec, dans son sillage, les persécutions. Oscar ouvre alors sa porte aux amis en danger. Ils sont nombreux. « Il y avait trente personnes. Il fallait acheter du pain pour tout ce monde sans que personne ne se doute de quoi que ce soit. On faisait une gymnastique énorme. ». Petit à petit la maison se vide : Certains entrent en clandestinité, d’autres trouvent un refuge au sein des ambassades. Pour Oscar, la vie reprend son cours. De théâtre, évidemment. « J’ai monté un spectacle qui était un peu contre le régime : Al principio existia la vida, au début était la vie. La publicité c’était : allez voir ce spectacle parce que ça ne va pas durer un jour de plus. Moi je croyais que ça passerait très bien. Jusqu’au jour où les militaires, en civil, ont débarqué au théâtre. C’était pour m’emmener faire le chemin des tournées intérieures. À l’intérieur des camps. » Passé, présent, futur, « toute la vie est belle », affirme Oscar. Toute.
« Pour Noël, les militaires nous ont donné la permission de rester tard dehors, pour notre marathon de chanson. J’étais le maître de cérémonie : je portais un frac, une fleur à la boutonnière. Le soir, comme on préparait notre table, la porte, tout à coup, s’ouvre. L’officier du camp entre et se dirige vers moi. J’ai eu très peur. Il me dit : « Ni vous ni moi n’avons choisi d’être ici. Ce sont les circonstances historiques qui nous y ont conduits. Je viens vous souhaiter un bon noël à vous et à vos camarades de prison ». Et on s’est embrassé. Moi j’étais en frac. L’autre en militaire. Avec des hommes armés derrière lui, mitraillettes pointées sur nous. La prison, c’est tout ça. On pense que raconter les choses les plus dures, c’est raconter davantage la vérité. Je pense que non. Il faut tout mélanger. Peut-être qu’il était triste dans sa connerie de camp de concentration et qu’il a eu la force de l’exprimer. C’est un moment qui m’a appris beaucoup de choses. Fortes ».
Passé, présent, futur, « toute la vie est belle », affirme Oscar. Toute ?
« Les camps de concentration, ce sont des histoires curieuses. Il y a de très beaux souvenirs, d’entraide, de solidarité, mais c’est terrible. La nuit je l’identifiais à la mort. Les baraquements étaient en bois. De petites fissures permettaient de voir le jour se lever. Et quand il se levait je me disais : Putain ! Un jour de plus ! Je vivrais un jour de plus. La nuit tu pouvais être assassiné sans problème. Les gens disparaissaient dans les camps. Les militaires faisaient des feux, la nuit. On ne savait pas s’ils allaient nous tuer. Organiser de fausses mutineries dans une dictature, c’est facile. La conscience du danger nous accompagnait mais ne nous faisait pas perdre l’amour de la vie. Alors chaque jour devenait fantastique. »
Oscar sort de prison sous la protection du gouvernement Français. « J’ai eu beaucoup de chance ». À Paris, le Théâtre du Soleil l’accueille. « Je me suis bien intégré parce que je suis un intellectuel. Et les intellectuels sont, comme la classe ouvrière, solidaires ».
Il y a trois ans Oscar a fait un choix. Celui de rester en France. « Il y a un moment où tu te sens exilé et il y a un moment où tu décides de vivre ici parce que tu en as envie ». Et Oscar a eu envie d’appartenir à la France, au sens Mapuche du mot indien qui veut dire Homme de la terre. Oscar est donc depuis peu un Homme de la France qui retourne, quand il le veut puisqu’il le peut, au Chili. Un autre Chili. « Mon pays, c’est comme un grand amour qui m’aurait trompé. Même s’il me jure de ne plus jamais recommencer, pour moi c’est fini. La confiance est cassée ».
Ici, Oscar s’est découvert « plus indien » qu’il ne le pensait. Chaque fois qu’un voyageur revient du Chili, il lui demande charqui , « une viande de bœuf ou de cheval séchée au soleil. Quand on la met dans l’eau elle récupère sa texture originale. Tous mes enfants trouvent ça dégueulasses. Mais c’est indien ». Charqui, la saveur intacte du Chili de ses premières amours. Une saveur préservée par l’Histoire. Comme le niachi de ses six ans. « Je faisais la queue, pour boire niachi ». Niachi, du sang frais de bœuf recueilli, via sa jugulaire ouverte, sur l’animal encore vivant. « C’était piquant. L’animal bougeait et on le caressait.... »
Mais Niachi, ne s’importe pas. Alors à Paris, Oscar cuisine chilien : « cazuelas, chuchoca... Mais mon plat préféré, c’est les fruits de mer. Les clams surtout. Tu les manges là-bas, au marché. J’adore. » Là-bas. Les souvenirs reviennent : « Avant, on allait faire la fête et vers 5 heures du matin, on se retrouvait au marché central de Santiago avec du vin blanc et un plat de clams. Tout revenait dans l’ordre ».
Mais l’ordre du passé se conjugue aujourd’hui en désordre. À force de mélanger les temps, le futur, quand il n’est pas d’Aleph, se met à radoter.
« Pinochet, avec tous ses massacres, n’a toujours pas été jugé. Il est sénateur à vie. Rien n’a changé. Même dans mon monde, qui est théâtral, c’est ce qu’il y a de plus lourd. C’est trop lourd ! Tous mes copains d’école, qui sont aujourd’hui au pouvoir, savent que rien n’a changé. Mais moi aussi je sais que rien n’a changé. Alors quand on se voit, on mange ensemble. On discute. Mais c’est comme si on savait tous que la maîtresse de maison couche avec le jardinier sans qu’on ne dise rien. On se souvient de l’époque du lycée, de l’université. Mais les problèmes contingents, ils les évitent. Et moi aussi. Alors on mange… »