- Accueil
- France terre d'asile
- Histoire
- 1971-1980
- 1980-1998
- 1998-2006
- 2006 à nos jours
- Organisation
- Notre gouvernance
- Nos établissements
- Notre organisation
- Nos actions
- Notre expertise
- Infos migrants
- Faire un don
- Rejoignez-nous
En Libye, le sol doit être en mousse tant le silence est lourd quand les bombes s’enfoncent. Certes, on signale des victimes et des dégâts collatéraux, mais pas en trop grand nombre. Juste assez pour que personne n’oublie que l’Otan mène la guerre à Kadhafi et gobe sans broncher le récit que les alliés, France en tête, nous en fait. Et que la presse passe en boucle.
L’histoire s’annonçait bien : vous verrez, nous dit-on, comment des rebelles libyens, mal équipés et manquant d’entraînement mais armés de courage pourront, grâce à l’appui de chasseurs bombardiers étrangers, gagner leur liberté, virer leur dictateur. Et l’on a vu. Les images défilaient par milliers au début du conflit : celles des drapeaux agités à la gloire de la France, celles de notre Charles de Gaulle en mer et de nos Rafales en vol, et puis aussi celles des rebelles transformant la voiture familiale en clone de char Leclerc pour affronter l’ennemi. C’était beau comme une armée de soldats de l’an II prêts à défendre, fourche en main et sabots aux pieds comme le prétend le mythe, la république française en danger.
C’était si beau et les images étaient si belles, qu’ils furent bien peu nombreux à aller voir ailleurs, juste sur les côtés. Là où le collatéral dérange les politiques en guerre. La leçon tirée de la guerre au Kosovo avait été apprise : cette fois aucune image d’exode ne serait à la une. Elles avaient, rendez-vous compte, contraint les pays engagés dans le conflit à se partager l’accueil – temporaire – de 100 000 réfugiés kosovars ! Pas question de renouveler cette fois l’opération avec les réfugiés de la guerre en Libye et de s’attirer les foudres d’une partie de l’opinion qui flirte à l’extrême droite et frôle l’apoplexie dès que l’on parle de « migrants ».
Mais comment faire disparaître du récit officiel le million de personnes qui depuis 3 mois fuit les combats ? En faisant tout pour ne pas avoir à les montrer. En laissant tout d’abord la Méditerranée jouer son rôle de frontière, quasi infranchissable, même pour les reporters de ce côté-ci de l’info : des camps de réfugiés entassés par milliers dans le désert tunisien ça fait un bon début, mais la misère répétée lasse les meilleurs lecteurs. Et sans le militaire pour jouer l’humanitaire et transporter la presse, les rédactions n’insistent pas davantage.
L’absence d’images vint ainsi la première escamoter les faits, suivie de près par la tromperie sur les appellations. La majorité des milliers de noyés en Méditerranée ne sont pas des «clandestins» ou des «illégaux» comme la presse se plaît à les nommer en reprenant les termes des dépêches officielles. Ce sont avant tout des réfugiés qui cherchent à fuir le chaos libyen. Mais les voix de ceux qui le précisent et le clament sont si faibles que la rumeur les contredit sans peine. Dans la lignée des premiers naufrages d’importance en Méditerranée, le buzz agita la toile : Kadhafi lancerait des bateaux de pêches remplis de clandestins à l’assaut de l’Europe afin de l’engloutir sous des vagues de migrants. Et voilà comment, à force d’entendre les politiques évoquer l’étranger comme une menace, l’opinion en arriva à transformer à la vitesse «grand V» le réfugié en arme de guerre !
Les rumeurs, embarquées avec la propagande sont inhérentes à tous les conflits, car la bataille se mène et se gagne aussi dans les médias. Mais, intox ou pas, l’info permit de conforter les mensonges et les fantasmes d’invasion promus par l’extrême droite. Ils sont à mille lieues, chiffres en main, du réel : les réfugiés de Libye sont en effet moins de 2% à atteindre l’Europe. Ne pas rappeler avec force ces faits permit d’enjoliver encore le récit d’une guerre rondement menée: les bombes qui tombaient sur la Libye n’aidaient pas seulement les Libyens à se libérer d’un dictateur. Elles avaient aussi pour but de nous défendre contre celui qui nous faisait envahir. Kadhafi devenait ainsi notre ennemi désigné, il n’était plus seulement celui du peuple libyen. Et pour le diaboliser davantage selon le processus classique de la propagande de guerre, la rumeur reprit sa marche : il serait à la tête d’une armée de violeurs en masse, carburant au viagra. Amnesty International après enquête mis en doute la crédibilité de l’information, mais il était trop tard, le buzz fonctionna très bien. Il n’alla pas sans nous rappeler deux intox très célèbres qui justifièrent les interventions en Irak en touchant l’opinion au cœur : la première nous présentait les soldats de Saddam Hussein en barbares débranchant les couveuses d’une maternité du Koweït avant de jeter les nouveaux nés au sol. La seconde donnait au même dictateur dix ans plus tard le visage d’un dangereux Satan possesseur d’armes de destruction massives. On sait aujourd’hui combien ces mensonges pesèrent sur la destinée de l’Irak.
Comparaison n’est pas raison, mais n’empêche : il faut nous méfier des belles histoires, comme celle que nous conte l’intervention libyenne en se faisant passer pour une guerre propre ne générant aucun drame humanitaire. Les plus de 10 000 morts du conflit, les exodes et le chaos en restant concentrés de l’autre côté de la mer, n’arrivent pas à figurer dans le récit. Cette absence renforce et bonifie l’histoire : oui l’OTAN remplit parfaitement sa mission onusienne 1973, celle qui lui intime l’ordre de protéger les populations. Le problème c’est qu’on a le sentiment que les populations protégées se trouvent en Europe et non pas en Libye.
Et que l’OTAN, en s’offrant de nous préserver d’un « ennemi extérieur » qui a pour nom « migrant », légitime auprès de l’opinion son nouveau but de guerre. Celui qui ne figure pas dans les résolutions de l’ONU : avoir la peau du tyran Kadhafi.
Par Pierre Henry, directeur général de France terre d'asile
Edito paru dans l'édition juillet-août de Grotius.fr