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Dans le cadre de sa demande d’asile, le Soudanais Mahadin, 21 ans, a passé une heure, accompagné d’un interprète, dans les bureaux de l’Ofpra, à Fontenay-sous-Bois, le 12 juin. (Photo Albert Facelly)
À quoi Mahadin pense-t-il en s’avançant dans ce couloir bordé de boxes vitrés ? À sa ville natale de Nyala, au Darfour, à sa traversée de la Méditerranée en bateau ou aux quelques mois qu’il a passés sous le métro aérien de la Chapelle, à Paris ? Une porte s’ouvre. À l’intérieur, le mobilier est réduit au strict minimum. Un bureau, un ordinateur, trois chaises. L’une est pour le jeune Soudanais, l’autre pour Mahamoud, le traducteur de zaghawa, la dernière pour Lucie, agent de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra). L’instance qui, en France, décide ou non d’accorder l’asile aux migrants victimes de persécutions. Lucie, 29 ans, va écouter Mahadin, 21 ans.
Ce vendredi matin, l’entretien - le seul de la procédure - durera environ une heure. Soixante minutes pour raconter le début d’une vie et un départ précipité en décembre 2013. Lucie maîtrise son affaire. Cela fait trois ans qu’elle travaille à « l’instruction », comme on dit à l’Ofpra. « Ce que vous raconterez aujourd’hui est confidentiel et ne sera pas répété aux autorités de votre pays », entame-t-elle. Le traducteur fait son boulot. Assis à sa droite, Mahadin, veste en jean et pantalon beige, hoche la tête. Dans un premier temps, il devra décliner son identité, décrire ses origines familiales et géographiques. Puis, raconter pourquoi il a décidé de fuir son pays.
L’an dernier, l’Ofpra a mené plus de 40 000 entretiens de ce type, la plupart au siège de Fontenay-sous-Bois (Val-de-Marne), comme ce vendredi. L’instance a également rendu près de 70 000 décisions (1), accordant sa protection dans 17 % des cas. Un taux inférieur à celui de nombreux pays européens, auquel il convient toutefois d’ajouter les annulations prononcées par la Cour nationale du droit d’asile. À l’arrivée, 28 % des demandeurs d’asile ont pu, en 2014, accéder au statut de réfugié. Pour y prétendre lui aussi, Mahadin devra démontrer qu’il craint, avec raison, des persécutions au Soudan et ne peut donc y être renvoyé. L’an passé, 1 793 de ses compatriotes ont demandé l’asile en France, ce qui fait du Soudan la huitième nationalité la plus représentée. Mais les réponses positives sont rares (13,3 % des cas).
Fontenay-sous-Bois, le 12 Juin 2015. Entretien d'un demandeur d'asile soudanais dans les locaux de l'Ofpra ( Office français de protection des réfugiés et apatrides). COMMANDE N° 2015-0782 ACCORDWEB
Ce contexte, Lucie le connaît parfaitement. Mais sa mission lui impose un examen « individuel » de chaque dossier. Premier objectif : vérifier la provenance du demandeur. Certains, parfois sur les conseils de leurs passeurs, dissimulent leur nationalité, pensant avoir plus de chances d’obtenir l’asile s’ils disent venir de zones de conflits bien connues. Mahadin est né en 1993 à Nyala. Capitale de l’État du Darfour du Sud, la ville compte 500 000 habitants. C’est dans cette région qu’Omar el-Béchir, à la tête du Soudan depuis vingt-six ans, est suspecté par la Cour pénale internationale d’avoir orchestré un génocide, qui aurait fait plus de 300 000 morts depuis une dizaine d’années.
Interrogé par l’officier de protection, le gaillard au collier de barbe épars est prolixe : il décrit la ville précisément, situant à tour de rôle l’hôpital, la prison ou encore le grand marché. Lui vient des quartiers nord. « Il connaît la ville comme sa poche », confiera plus tard Lucie.
La jeune femme ne tique pas quand le Soudanais explique qu’il n’a pas de document d’identité : « C’est très courant là-bas. » Elle l’interroge tout de même sur l’aspect du certificat de nationalité : « C’est un document vert, répond-il. À l’intérieur, il y a une image d’aigle et une inscription "République du Soudan". » Il précise que pour l’obtenir, « il faut être accompagné de quelqu’un qui en est déjà muni ».
Issu d’une famille modeste, Mahadin a un petit frère, âgé de 14 ans. Il a arrêté l’école au moment de l’entrée au collège afin d’aider son père aux travaux des champs. L’été venu, il travaille comme manœuvre dans le bâtiment. Musulman, il n’est pas marié. Mais a-t-il une compagne ? Il rigole, ça ne se passe pas comme ça chez lui : « On ne peut pas ! Il faut qu’on te donne une fille et qu’on se marie. » Derrière son écran d’ordinateur, Lucie prend en note, au rythme des propos du traducteur, avec lequel elle n’a pas le droit d’échanger. Pas question, par exemple, de lui demander si l’accent du demandeur trahit une certaine origine. « De toute façon, ça ne serait pas forcément pertinent, juge-t-elle. Si la personne est partie depuis longtemps de sa région, elle peut avoir perdu son accent. » Mahadin décrit ensuite son peuple, les Zaghawas, un groupe ethnique non arabe que le pouvoir à Khartoum accuse de soutenir la rébellion darfourie. C’est d’ailleurs là le nœud du problème, que Mahadin fait remonter au 25 novembre 2013.
Fontenay-sous-Bois, le 12 Juin 2015. Entretien d'un demandeur d'asile soudanais dans les locaux de l'OFPRA ( Office français de protection des réfugiés et apatrides). COMMANDE N° 2015-0782 ACCORDWEB
« Vous pouvez me raconter tout ce que vous voulez, dans l’ordre si possible », lui glisse Lucie. Le jeune homme, bras croisés, opine. Il se lance. Ce jour-là, il est au travail, sur un marché de Nyala où il a été embauché pour du nettoyage. « J ’étais devant la boutique lorsque des gens sont arrivés en voiture. Un homme m’a giflé, bousculé. Je suis tombé par terre. On m’a attaché les pieds, bandé les yeux, et j’ai été mis dans la voiture. Pendant tout le trajet, ils m’ont frappé et demandé quelle était mon ethnie. Comme je suis zaghawa, ils m’ont accusé d’être un rebelle. Moi, je suis un simple citoyen, je voulais juste survivre. » Ses agresseurs, dépourvus d’uniforme, sont des agents de la sûreté de l’État. Ils enferment Mahadin dans une cellule. « J’ai été torturé et frappé partout pour que j’avoue », raconte-t-il. Au bout d’une semaine, il est libéré. Le deal est le suivant : « Je devais arrêter de travailler et ne pas parler à plus de trois personnes en même temps. Ils voulaient que je sois dans la galère pour que j’accepte de travailler pour eux. »
Tous les jours, le Soudanais doit pointer auprès des services de sécurité. Au bout de quarante-huit heures, il n’en peut plus. « À chaque fois que j’y allais, j’étais torturé. Ils me disaient que j’avais la tête dure. » Sa décision est prise : il doit fuir. Son oncle le cache, lui dégote un passeur. Le 30 décembre 2013, il se lance dans le désert, direction la Libye. La suite du voyage est classique : traversée de la Méditerranée, Italie, France, Calais, d’où il essaie plusieurs fois de rejoindre l’Angleterre, sans succès. Retour à Paris, où il finit par déposer une demande d’asile, en novembre 2014.
Cette partie du récit n’intéresse pas spécialement Lucie. Elle ne lui demande pas davantage de s’étendre sur les sévices qu’il dit avoir subis. « Sur la torture, les violences sexuelles, on ne demande pas de choses intimes. Les détails, c’est à double tranchant : chacun a sa propre façon de vivre les choses et de les raconter. » Elle note que durant tout leur échange, Mahadin souriait. « Ce côté détaché peut décontenancer et perturber », reconnaît-elle.
À quoi un entretien de ce type peut-il se jouer ? Pas forcément aux récits d’actes de torture ou aux menaces subies, comme on pourrait le penser. Après le récit de sa fuite, Lucie interroge Mahadin sur le nombre de provinces que compte le Darfour. Il y a quelques années, il est passé de trois à cinq. Mais le Soudanais n’est pas au courant. Elle insiste. « Je sais juste qu’il y a eu un redécoupage administratif, mais j’ai arrêté mes études, je suis désolé. » Plus tard, l’officier de l’Ofpra s’étonnera de ce trou de mémoire. « C’est assez surprenant qu’il ne puisse pas répondre, car le Darfour est une région assez identitaire. Mais cela dépend aussi de la façon dont l’information a été médiatisée sur place à l’époque. »
11 heures : l’entretien se termine, Mahadin quitte les lieux. Pour Lucie, commence alors un travail de vérification. « Il s’agit de voir quels éléments sont bons, lesquels le sont moins, pour s’orienter vers une décision », explique la jeune femme. Titulaire d’un master en droits de l’homme, elle a déjà travaillé pour une ONG, ainsi que pour le tribunal international chargé de juger les Khmers rouges au Cambodge. Sa mission à l’Ofpra lui paraît être un compromis idéal, notamment grâce au contact humain qu’elle implique. Outre les ressources documentaires fournies par l’intranet de l’Ofpra, elle peut solliciter, si besoin, l’aide du service de documentation et d’information. Tanguy, son chef de section, douze ans d’expérience à l’instruction, est également en mesure de la conseiller. « On se détermine en fonction des éléments que la personne peut ou veut nous fournir », explique-t-il. Outre la question du redécoupage administratif, les deux agents s’intéresseront en particulier à la situation sécuritaire à Nyala, où Mahadin dit n’avoir jamais vu d’attaques gouvernementales, ainsi qu’au chantage édicté par les services de renseignement. « Empêcher quelqu’un de travailler, ce n’est pas le meilleur moyen d’en faire un informateur », relève Lucie. Son chef se veut rassurant : « Il n’y a pas de glaive au-dessus du demandeur. »
Les associations, elles, sont moins optimistes. Elles dénoncent souvent l’accélération des procédures, qui ne permet pas, à leurs yeux, un examen complet des situations. Voire une « suspicion » généralisée à l’encontre des demandeurs d’asile. Pascal Brice, le directeur général de l’Ofpra, reconnaît que l’institution est confrontée à des problèmes nouveaux, notamment pour permettre aux migrants en transit d’accéder à leurs droits. « Mais on se réforme, on avance », assure-t-il. Pour preuve, l’augmentation du taux de protection à l’Ofpra : tombé à 9 % en 2012, il est remonté, lors des six premiers mois de 2015, à 22 %. D’ici à fin juillet, Mahadin saura s’il fait partie des élus.
(1) Notamment parce qu’un entretien peut concerner plusieurs membres d’une même famille et provoquer plusieurs décisions.
Sylvain MOUILLARD, Libération, le 12/07/2015