La politique polonaise d’immigration
Comme les précédents, les élargissements récents de l’Union européenne ont modifié la donne migratoire aussi bien à l’échelle de l’UE qu’à celle des nouveaux Etats membres. Pays d’émigration depuis longtemps, la Pologne redécouvre ainsi la condition de pays d’immigration.
La Pologne doit donc (ré)apprendre à fonctionner avec une société multiculturelle. En dépit de progrès significatifs, la route semble encore longue. En effet, la politique d’intégration piétine faute de volonté, d’argent et de méthodes.
Une nouvelle donne qui interpelle
L’HISTOIRE de la Pologne connaît de très nombreux mouvements migratoires, tant pour fuir les répressions des occupants qu’en raison des déplacements de frontières du pays après la Seconde Guerre mondiale, ou encore l’émigration économique, la plus fréquente et surtout la plus importante numériquement. C’est l’un des grand pays fournisseurs traditionnels de main d’œuvre depuis le XIXe siècle, jusqu’à une émigration très récente et d’une ampleur sans précédent, consécutive à l’adhésion du pays à l’Union européenne en 2004. En effet, en à peine deux à trois ans environ deux millions des Polonais ont quitté leur pays, principalement vers la Grande Bretagne et vers l’Irlande.
Profondément ancrée dans la conscience collective, l’émigration est un phénomène analysé depuis fort longtemps en Pologne. Elle a progressivement créé des comportements et des réactions durablement inscrits dans la vie sociale, politique ou économique. Malgré certains effets néfastes et difficiles, l’émigration est généralement acceptée avec compréhension ou avec résignation, mais aussi considérée fréquemment comme une chance d’avoir une vie meilleure.
Pour les Polonais, la connaissance des autres cultures se fait donc beaucoup à l’extérieur, mais il est à noter également, que durant des siècles la Pologne était un pays multiculturel (avec environ 30% de minorités encore en 1939). Après 1945, le pays est devenu ethniquement homogène à 97% et bien que la doctrine officielle du pouvoir communiste ait été celle de "l’internationalisme socialiste", dans les réalités, on assistait à la promotion d’une société uniforme avec de fortes tendances d’assimilation de quelques rares minorités ou immigrés.
Toutefois, depuis le changement systémique entamé en 1989, mais aussi en raison de la globalisation de l’économie, la Pologne redécouvre un phénomène oublié depuis fort longtemps, celui de pays récepteur d’immigration, de façon de plus en plus importante, sans pour autant y être réellement préparé, que ce soit au niveau administratif, social, économique ou politique. Après vingt ans du nouveau système qui engendre, notamment, l’arrivée des immigrants, le pays connaît déjà la naissance d’une première génération des enfants de certains de ces immigrés.
Un portrait un peu flou des immigrants
On retrouve en Pologne toutes les principales catégories de l’immigration "classique", mais aussi une spécifiquement polonaise qu’est la diaspora déportée jadis en Russie ou en URSS et dont les membres, ou descendants, ont le droit au retour. En raison du caractère souvent illégal, évolutif et varié, les données complètes n’existent pratiquement pas, la Pologne n’étant pas une exception ici.
Les sources officielles (parfois contradictoires) évoquent une faible immigration légale vers la Pologne. Le nombre de demandes d’asile jusqu’à la fin de 2007 (avant son entrée l’espace Schengen) aurait atteint seulement 10 mille tandis que 12,1 mille personnes ont obtenu une autorisation de travail. Cependant, selon le Haut Commissariat de Nations Unies pour les Réfugiés (UNHCR), 4 931 personnes ont demandé l’asile en Pologne rien qu’au cours de l’année 2007, dont 70 % dans la seconde moitié de l’année. Si dans la première moitié de 2007 arrivaient en moyenne 150 demandes par mois, leur nombre est passé à 335 en juillet puis à 1 148 en novembre (surtout des Tchétchènes).
Fin 2007, on comptait officiellement quelques 60 000 immigrés légaux, alors que les estimations parlent de 500 000 à 600 000 clandestins venant travailler chaque année en Pologne, souvent de manière pendulaire. Ils viennent d’Ukraine, de Russie, de Biélorussie, des pays de l’ex-Yougoslavie et d’Arménie, mais aussi du Vietnam. Il y a également de nombreux occidentaux, souvent des cadres expatriés et des hommes d’affaires. Puis de plus en plus de Tchétchènes, d’Afghans, d’Irakiens et même de Sri lankais, de Pakistanais ou des habitants de l’Afrique noire (l’immigration des Roms représentant un cas à part). Les deux communautés les plus nombreuses sont toutefois les Ukrainiens et les Vietnamiens, même si chacune possède une stratégie d’adaptation différente.
On dénombre 131 nationalités différentes vivant actuellement en Pologne. Selon une étude conduite auprès des immigrés légaux habitant les lieux de regroupement, 61 % viennent pour étudier et seulement 30 % pour travailler, s’installer ou en transit. 9 % ne précisent pas leurs projets. Ils vivent dans les villes (83 %), surtout à Varsovie et autour (30 %). Parmi eux, 55% sont des hommes, jeunes (44 % ont entre 20 et 24 ans), avec un niveau d’éducation assez élevé, car 38 % possèdent le niveau bac et 27 % des études universitaires. Cependant, seulement 18,6 % déclarent une volonté ferme de s’installer en Pologne, mais après un an de séjour, ils sont déjà 26 %, même si le cadre légal les concernant n’en est pas spécialement favorable.
L’évolution du cadre légal
Les principes idéologiques de traitement des étrangers se trouvent dans la Constitution de 1997 dont plusieurs articles tentent de définir la doctrine d’immigration. Toutefois, elle n’est pas de facto la source de la politique menée, car la pratique repose sur les lois spécifiques d’application, rarement en adéquation avec ces principes.
Le cadre juridique a subi une évolution profonde mais tardive, car la loi sur les étrangers existante en 1989 datait de 1963 et a été juste amendée durant les premières années. Concernant la jurisprudence du droit d’asile, la Pologne n’avait signé la Convention de Genève de 1951 et le Protocole de New York de 1967 qu’en 1991, lors de son adhésion au Conseil de l’Europe. En 1992, elle s’est dotée d’une institution nationale destinée aux immigrés, le Bureau pour les Migrations et les Réfugiés auprès du Ministère de l’Intérieur.
Devenue rapidement un pays-étape des migrations transitant entre l’Est et l’Ouest, en 1993, la Pologne a signé avec les pays de la Convention Schengen un accord sur la réadmission des immigrés clandestins. Cela s’est traduit par une augmentation du nombre des demandes d’asile, déposées en grande partie par les immigrés refoulés par des pays occidentaux. Mais la signature de cet accord l’a incité ensuite à proposer des conventions similaires à l’Ukraine et à la Biélorussie (1996). En resserrant les liens avec la Communauté européenne, la Pologne gagnait aussi une reconnaissance internationale et a obtenu une aide financière pour améliorer la surveillance des frontières.
Amendé à de nombreuses reprises au point d’en devenir opaque, le vieux texte de 1963 a été enfin remplacé par une nouvelle Loi sur les étrangers, du 25 juin 1997. En mettant l’accent sur l’entrée, le séjour et les conditions de l’expulsion (raisons et modalités), cette loi a été jugée insuffisante, car elle passait sous silence le regroupement familial et la protection des mineurs sans parents. Elle a toutefois apporté aussi une première régularisation massive de certains immigrés illégaux en Pologne. Ceux qui y habitaient depuis 1989 avec des moyens pour vivre (logement, emploi) ont pu obtenir le permis de séjour d’un an. Ainsi s’est achevée la première phase de création de la politique migratoire, car depuis 1998, elle est dominée par les exigences européennes.
L’immigration a été abordée lors des négociations d’adhésion via les criblages (screenings) de l’Union européenne (UE) et les négociations du Chapitre 24 (Justice et affaires intérieures), closes en juillet 2002, avec la mise en vigueur d’une loi, du 27 juillet 2002, sur la différenciation de traitement entre les ressortissants de l’UE et les autres.
La nouvelle loi sur les étrangers du 13 juin 2003 a renforcé la surveillance et aligné le cadre polonais sur celui de l’UE concernant le droit d’asile. Cette loi, préparée avec l’UE et le UNHCR, a introduit deux nouvelles mesures comme le séjour toléré ainsi que l’abolition (la régularisation) ; cette dernière étant renforcée au moment de l’entrée du pays dans l’espace Schengen le 21 décembre 2007.
C’est la loi de 29 mai 2008 sur la protection des étrangers légaux et de la diaspora qui marque un autre changement, car elle requalifie en profondeur le statut de l’étranger et lui garantit une protection complémentaire.
Enfin, la dernière en date et la plus importante, la loi sur l’emploi des étrangers, du 1er février 2009. Elle remplace la "promesse d’embauche" par "le permis de travail" délivré par l’administration sur demande de l’employeur. Ceci autorise à présent un étranger à déposer une demande de séjour d’un an, un progrès notable aussi en ce qui concerne la question de l’intégration.
Les enjeux et les craintes
Depuis 1989, la Pologne cherche à développer des liens privilégiés non seulement avec l’Europe occidentale, mais également avec ses voisins de l’Est en essayant de jouer dans le rôle d’un primus inter pares de la région, de servir de modèle, d’aider les progrès démocratiques et de favoriser l’insertion de ces pays dans les organisations internationales.
Tiraillée entre les exigences de l’Union européenne, surtout après l’adhésion à la Convention Schengen, et les besoins de main d’œuvre, la Pologne parvient toutefois à faciliter et à rallonger officiellement la durée des permis de séjour de travailleurs saisonniers venant des pays limitrophes. Malgré la crise économico-financière mondiale, l’Organisation de Coopération et de Développement économiques (OCED) estime que la Pologne est le seul pays européen (avec la Slovaquie) à afficher en 2009 une croissance d’environ 1,4 % (4,9% en 2008 et 2,5% prévus pour 2010) et le pays manque de main d’œuvre spécialisée.
Avec un taux de natalité en baisse depuis 1989 et l’émigration nationale massive de l’après 2004, les autorités subissent une pression forte de la part du patronat polonais qui "sonne l’alarme pour l’économie nationale". Les chefs d’entreprises exigent une libéralisation immédiate et profonde des formalités à l’embauche et leur extension à tous les étrangers (pas seulement les voisins de l’Est), en voulant même pénaliser l’administration pour les retards ou les obstructions administratives. Rien que le secteur du Bâtiment et des travaux publics (BTP) recherchait, en 2008, entre 100 et 120 000 ouvriers et techniciens à embaucher immédiatement afin de palier l’absence des travailleurs nationaux partis travailler dans d’autres pays de l’Union européenne où les salaires sont plus élevés. Ce manque n’est plus seulement d’ordre économique, mais il revêt désormais un caractère politique en menaçant la construction des infrastructures nécessaires à l’Euro 2012 de football, organisé conjointement par la Pologne et l’Ukraine. C’est d’ailleurs spécialement pour les ressortissants de son grand voisin de l’Est que la Pologne a obtenu les plus importantes dérogations auprès de l’Union européenne facilitant la circulation et l’emploi des Ukrainiens, d’abord dans l’agriculture, puis dans le BTP justement.
En même temps, les médias polonais relatent les cas de travailleurs illégaux vivant parfois dans des conditions inhumaines, principalement certains ressortissants des pays asiatiques comme la Chine ou la Corée du Nord, souvent les plus compétitifs sur le marché illégal de travail. Effectivement, malgré un chômage avoisinant 10 %, le secteur informel de l’économie reste très développé, mais le niveau de contrôle est aussi faible que l’intérêt économique demeure fort.
Toutefois, il y a aussi des voix qui s’inquiètent des dangers potentiels de l’immigration en absence d’une véritable politique d’intégration. Gazeta Wyborcza, le plus grand quotidien polonais, mettait en garde contre les expériences françaises au moment des troubles des banlieues de 2005. "Si la Pologne veut éviter l’erreur de la France, elle ne doit pas se limiter à donner à ses immigrants seulement un abri et des moyens de subsistance. Il faut leur offrir une chance d’une véritable assimilation, créer des valeurs communes […], en somme, faire en sorte qu’une fois obtenue la nationalité, ils se sentent de véritables citoyens".
Vers une Pologne multiethnique ?
La politique migratoire polonaise dispose aujourd’hui d’un cadre légal enfin adéquat, conforme aux normes internationales et en accord avec les exigences de l’Union européenne. Elle manque toutefois encore d’expérience et de tradition, mais de nombreux chercheurs travaillent sur ce sujet et tentent de proposer des solutions. Certains d’entre eux estiment qu’elle est chaotique ne prenant pas assez en compte l’intérêt national, d’autres soulignent qu’elle a fait d’énormes progrès en peu de temps, tout en parvenant à concilier différents paramètres et exigences internes et externes.
En revanche, la politique d’intégration, elle, piétine toujours faute de volonté politique, d’argent et aussi de méthodes. En effet, la politique migratoire polonaise vise avant tout à limiter les flux des étrangers en occultant l’intégration tandis que les organisations non gouvernementales (ONG,) pourtant très actives, ne parviennent pas à assurer ce rôle à elles seules. Les moyens financiers de la politique sociale sont souvent insuffisants au niveau national ce qui repousse les immigrés en fin de la liste des demandeurs d’aide ou d’assistance. Un tissu associatif très développé et actif n’est pas capable d’assurer la protection sociale et médicale, l’aide financière, les problèmes d’éducations ou d’autres liés à l’insertion sociale et professionnelle des étrangers en Pologne.
Malgré la mise en place assez récente de quelques programmes d’intégration engageant les pouvoirs centraux, locaux et des ONG, les résultats concrets sont faibles car ces programmes sont destinés exclusivement à des demandeurs d’asile, peu nombreux parmi les immigrés. En outre, le manque d’une véritable politique d’intégration freine le développement des réseaux communautaires qui contribuent généralement ensuite à insérer leurs compatriotes nouvellement venus.
La Pologne doit donc (ré)apprendre à fonctionner avec une société multiculturelle et, malgré des progrès certains depuis le changement systémique de 1989, la route semble encore longue, même si, selon les sondages, la population n’y voit généralement pas d’objection.
Par Artur BORZEDA
Diploweb.com, le 22/01/2010