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Pour les migrants de Calais, le « Brexit » ne changera rien

Publié le : 27/06/2016

le monde

Revoilà les « accords du Touquet » sur la sellette. A peine le résultat du « Brexit » connu – vendredi 24 juin, 51,9 % des Britanniques se sont prononcés en faveur de la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne (UE) –, le président (Les Républicains, LR) des (futurs) Hauts-de-France, Xavier Bertrand, donne le ton dans un tweet : « Je demande au gouvernement français de renégocier les accords du Touquet. »

 

Capture article Le MondeLes initiales de United Kingdom écrites sur des tentes de migrants à Calais, le 24 juin. PHILIPPE HUGUEN / AFP

Toujours sur Twitter, la maire de Calais (Pas-de-Calais), Natacha Bouchart (LR), relativise dans la foulée, estimant qu’ "il est trop tôt pour se prononcer tant que les modalités de sortie ne seront pas connues ". Le Brexit changera-t-il le sort des milliers de migrants coincés à Calais face à une frontière qui n’est plus au milieu du Channel, mais sur le territoire français ? Une somme d’accords successifs a fait de la France l’empêcheur d’entrer au Royaume-Uni. C’est sur notre territoire qu’ont lieu les contrôles, et si un migrant passe les premiers filtres et est arrêté à l’arrivée, les autorités britanniques peuvent le renvoyer de l’autre côté de la Manche, d’un simple appel téléphonique. Tout cela est inscrit dans une série de textes rassemblés sous le nom générique d’ " accords du Touquet ".


Les accords du Touquet, une décision court-termiste

Ces textes ont été signés par Nicolas Sarkozy à l’aube des années 2000. A l’époque, le ministre de l’intérieur est prêt à tout pour fermer Sangatte, le centre d’accueil pour migrants du Calaisis, qui déborde largement. " A peine arrivé Place Beauvau, M. Sarkozy se rend à Londres. Ce sera sa première visite officielle à l’étranger " rappelle Pierre Henry, directeur de l’association France terre d’asile. Sangatte, ouvert trois ans plus tôt par le gouvernement de Lionel Jospin, fermera le 30 décembre 2002, grâce à la promesse britannique de prendre mille Kurdes irakiens. " La classe politique française applaudit des deux mains à cet acte d’autorité, sans mesurer que, quand la France fait une analyse de court terme permettant à Nicolas Sarkozy de poser devant les bulldozers qui rasent le camp, les Britanniques, eux, voient beaucoup plus loin."
" M. Sarkozy a été très malin, car il a su transformer ce qui était un renoncement à notre souveraineté en un acte fort de lutte contre l’immigration ", insiste Olivier Cahn, un juriste spécialiste des accords franco-britanniques. En effet, pour obtenir cette très médiatique fermeture de Sangatte, le ministre de l’intérieur d’alors a beaucoup concédé.

Car ces accords permettent aux Britanniques de seconder la France sur le territoire de cette dernière. " C’est un véritable affront pour la police française que les Anglais soient à leurs côtés, ou recontrôlent après, comme si les Français n’étaient pas capables de faire leur travail ", observe le professeur de droit. L’actuel ministre de l’intérieur, Bernard Cazeneuve, a signé à l’été 2014 de nouveaux " arrangements " avec son homologue Theresa May, renforçant encore cette " collaboration " en terre française. Or, un traité et son cortège d’arrangements restent toujours d’une extrême opacité. Ce type d’accord " a l’avantage de n’être pas intégré dans les ordres juridiques nationaux et ne peut donc pas être invoqué devant les tribunaux ", rappelle le juriste. Ce qui en limite la contestation…


Les accords peuvent-ils être dénoncés ?

En finir avec les accords du Touquet reste possible du point de vue du droit, puisque " le texte de l’accord prévoit une clause de dénonciation ", précise Olivier Cahn. " Mais en fait, vu l’imbroglio juridique, il faudrait aussi dénoncer le protocole de Sangatte qui est adossé à l’accord de Canterbury. Or, rien n’est prévu dans ce dernier qui permette de le dénoncer ", résume le juriste. 
Tout commence en 1986 avec la signature d’une sorte d’accord cadre avec le Royaume-Uni. " Les accords de Canterbury sont les premiers à poser le principe d’une frontière terrestre entre les deux Etats, en prévision de l’ouverture du tunnel sous la Manche [qui aura lieu en 1994]. Ensuite, sous le gouvernement d’Edith Cresson, en 1991, on y ajoute le protocole de Sangatte, suivi d’un protocole additionnel qui autorise la police britannique à venir faire ses contrôles en France. Y compris au cœur de Paris, dans la gare du Nord du fait de l’Eurostar, avec l’inconvénient qu’un Français souhaitant aller à Lille peut se voir interdire l’accès du train s’il n’a pas les papiers requis pour entrer en Grande-Bretagne ", rappelle Olivier Cahn. 

A cette série d’accords est venu s’ajouter le " gentleman’s agreement " de 1995. " C’est le vrai moment de basculement de l’autorité française. C’est là que tout se fige, puisqu’on accepte de reprendre tous les migrants que les autorités britanniques interceptent à l’entrée de leur territoire, alors que selon le droit international, ils devraient pouvoir déposer une demande d’asile en Grande-Bretagne. " A compter de cette date, la France est piégée. L’effet se mesure directement dans le nombre de demandeurs d’asile enregistrés au Royaume-Uni : en 2015, ils étaient 32 275, soit deux fois moins que dans l’Hexagone.

 

Que se passera-t-il demain ?

Vendredi, le ministère de l’intérieur fait savoir que sa position sur les accords du Touquet ne change pas. Ils doivent demeurer tels quels. Bernard Cazeneuve a maintes fois exprimé son souhait d’un statu quo sur le sujet. Mi-mars, il rappelait encore que " ce qu’a fait Nicolas Sarkozy avec les accords du Touquet, dans la philosophie de ces textes, était ce qu’il fallait faire ". Les renégocier aurait pour conséquences, à ses yeux, d’ " envoyer des signaux qui ruineront ce que nous faisons en France ". Maître de conférence en droit public à l’université de Paris Ouest-Nanterre, Serge Slama n’imagine pas vraiment non plus que l’heure soit à la dénonciation : " Cela ne serait pas cohérent avec la politique menée aujourd’hui par la Place Beauvau, qui consiste à dissuader les migrants d’aller vers le Calaisis. "

A ses yeux, une incertitude plane cependant sur l’application des accords de Dublin. Aujourd’hui, le Royaume-Uni est signataire de ce corpus qui veut qu’un migrant puisse être renvoyé vers le premier pays qu’il a foulé en Europe et, à défaut, dans le pays d’où il arrive. " A l’heure actuelle, au nom de ce règlement, il expulse plus de migrants qu’il n’en reçoit… Mais rien ne dit que [Londres] restera signataire demain ", estime M. Slama. La participation à ce règlement est indépendante d’une adhésion à l’UE. Observateur des politiques migratoires de son poste de directeur de France terre d’asile, Pierre Henry estime, lui aussi, que le sort des migrants bloqués face au Channel ne changera pas à court terme avec le " Brexit ". Ni à moyen terme, car ces accords sur le contrôle de la frontière ne sont qu’un maillon dans des relations bilatérales où les intérêts économiques pèsent de tout leur poids. " En 2014, le Royaume-Uni est depuis neuf ans, invariablement, notre premier excédent commercial bilatéral, avec 10 milliards d’euros de “biens” et 3 milliards d’euros de “services”. Trois cent quatre-vingt mille Français y travaillent. Au vu de ces chiffres, je me demande simplement s’il n’y a pas là quelques raisons qui feraient passer la question des droits de l’homme en second lieu. "

Ces regards de spécialistes risquent de ne pas empêcher un emballement politique au sujet du Touquet, déjà à fleur de discours. Faut-il rappeler que le ministre de l’économie, Emmanuel Macron, l’avait déjà abordé le 3 mars dans un entretien au Financial Times. " Le jour où cette relation sera rompue, a-t-il déclaré, en parlant du " Brexit ", les migrants ne seront plus à Calais. " Sa voix rejoint un chœur transpolitique qui compte des gens aussi divers qu’Alain Juppé (Les Républicains, droite), Xavier Bertrand (Les Républicains, droite), Frédéric Cuvillier (Parti socialiste, gauche) ou François Bayrou (Mouvement démocrate, centre-droit).


Le 24/06/2016, Maryline BAUMARD, Le Monde