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Najat Vallaud-Belkacem : Passionaria du lien

Publié le : 04/02/2025

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Najat Vallaud-Belkacem, Présidente de France terre d'asile, est revenue dans la revue Inter-médiés sur son parcours et son engagement en faveur du droit d’asile et des personnes réfugiées. Un article initialement publié dans le 16ème numéro de la revue Inter-médiés

Inter∞médiés : Najat Vallaud-Belkacem, quel type de médiateure êtes-vous ?

Najat Vallaud-Belkacem : je crois que mon histoire et mon parcours de vie m’ont aidée à me mettre à la place des autres, et même à trouver cela indispensable. Même lorsque je suis foncièrement en désaccord avec certaines personnes, je fais l’effort de me projeter dans ce qui les a conduits à défendre telle thèse ou à adopter tel comportement. C’est d’ailleurs très utile pour aplanir les difficultés parce que cela permet de répondre aux véritables objets de tensions de celui qu’on a en face de soi. Sans quoi, chacun parle son propre langage sans que les deux réalités ne se rencontrent jamais. La rencontre : c’est un mot crucial pour moi ! Je consacre beaucoup de temps à rencontrer de nouvelles personnes, mais aussi à créer des liens entre des personnes qui ne se seraient pas rencontrées autrement. C’est une forme de médiation, non? Même s’il s’agit moins de résoudre des conflits que, qui sait… d’en éviter à terme

 

Que devenez-vous ?

Après avoir exercé des responsabilités en politique pendant plusieurs années, je me suis davantage investie dans le monde associatif et dans la solidarité internationale. Je suis présidente de France terre d’asile, une structure vieille de plus de cinquante ans qui accompagne et héberge les demandeurs d’asile et les réfugiés, défendant un droit fragile qui fait l’objet, dans notre pays comme dans d’autres, de velléités permanentes de remise en cause.


Pourquoi France terre d’asile ? Vous auriez pu vous engager dans d’autres associations, dans d’autres domaines.

La question du droit d’asile a toujours été pour moi un sujet de préoccupation. Lorsque j’étais en responsabilités politiques, j’ai notamment eu à vivre l’arrivée des Syriens en France dans les années 2015-2016. J’ai bien vu à la fois les bouleversements du monde qui conduisent à cette situation et, en même temps, la crise de l’accueil dans nos pays, avec son corollaire de montée des populismes et d’instrumentalisation permanente de cette question. J’ai aussi vu, concrètement, ce que c’était, à l’échelle d’une commune, que d’accueillir en son sein des demandeurs d’asile.

Quand j’ai cessé d’être ministre, je me suis engagée professionnellement sur d’autres sujets, mais je n’ai jamais négligé la question des réfugiés, de façon plus bénévole, engagée. Je considère que c’est vraiment le grand sujet de notre temps, parce qu’il brasse à la fois la question de la confrontation à l’altérité, celle de la mobilité des individus, celle des frontières, celle des conflits, de retour un peu partout… En 2018, j’ai passé près d’un mois à Kakuma, au Kenya, dans le plus grand camp de réfugiés du monde. Je voulais voir de plus près le fonctionnement du Haut-Commissariat aux réfugiés, celui d’un camp, comprendre les situations individuelles sur place. Ensuite, j’ai contribué à la mise en place d’une structure initiée par Hamdi Ulukaya, un migrant devenu un grand chef d’entreprise américain. Il s’agit de Tent Partnership for Refugees, une fondation qui mobilise de grandes entreprises du monde entier afin qu’elles s’investissent dans l’intégration des réfugiés par le biais du travail. Pendant quelques années, j’ai pris mon bâton de pèlerin et, avec d’autres, nous sommes allés voir les grandes sociétés pour les sensibiliser, y compris en France. Aujourd’hui, nous en sommes à plus de 400 entreprises engagées à nos côtés pour embaucher
des réfugiés. Vous voyez, le sujet ne m’a jamais vraiment quittée et donc, lorsqu’en 2022, France terre d’asile m’a proposé d’endosser sa présidence, j’ai accepté avec plaisir. J’y ai trouvé un ADN combatif et un vrai travail constructif : les mains dans le cambouis et en même temps, le plaidoyer auquel je tiens.

 

Que vous inspirent ces deux années à la présidence de France terre d'asile ?

La première chose qui me vient à l’esprit, c’est respect et gratitude pour les intervenants sociaux qui y œuvrent. Il y en a près de 1 300 chez France terre d’asile. Leur engagement me fait beaucoup penser à celui, dans un autre secteur, des enseignants. D’autant qu’ils sont confrontés à des évolutions douloureuses chez les populations de demandeurs d’asile accueillis: compte tenu des politiques restrictives qui ferment toujours plus de voies de passage, celles qui restent sont les plus dangereuses, longues, périlleuses. Les gens en ressortent multi-traumatisés quand ils arrivent chez nous. Des êtres épuisés, anéantis par une violence physique ou sexuelle qui s’est trop souvent déchaînée sur eux pendant un trajet long de plusieurs mois, voire d’années, atteints dans leur santé mentale. Voilà la réalité que les intervenants sociaux ont à gérer.

En parallèle, je retiens aussi un débat public qui se tend au gré des saillies populistes et transforme parfois ces mêmes intervenants sociaux en cibles. Et puis, il y a aussi une administration avec laquelle il faut en permanence batailler, notamment parce que le manque de moyens et la digitalisation excessive des process transforme la prise d’un simple rendez-vous en un vrai chemin de croix. Oui, il faut vraiment beaucoup de dévouement dans ces métiers.

La deuxième leçon que je tire de ces deux années, c’est la fragilité du droit d’asile, si souvent remis en cause : à peine pense-t-on avoir refermé le débat public sur tel ou tel point que six mois plus tard, il revient ! De manière générale, ce caractère redondant, obsessionnel de la bataille juridique et politique autour des droits des migrants est très insécurisant et pénible.

Le troisième point, c’est que nous autres, associations, avons sans doute encore des progrès à faire. D’abord, pour donner davantage la parole aux personnes que l’on accompagne. J’aimerais qu’elles soient plus présentes dans la gouvernance des associations, que l’on entende leur voix dans le débat politique. Le citoyen français se rendrait compte qu’il s’agit d’individus comme nous, des gens très estimables ayant vécu des choses abominables qui ne leur ont pas laissé d’autre choix que de partir. Depuis des années, l’exploitation permanente du sujet les a dépeints comme une masse informe et les a déshumanisés. Mais, avant tout, ce sont bien des hommes, des femmes, des enfants dont le souhait le plus cher est de s’intégrer dans leur terre d’accueil. En réalité, dans l’immense majorité des cas, quand cette intégration ne se produit pas, c’est parce qu’elle n’a pas été permise en l’absence de politiques publiques idoines.

Ensuite, nous autres associations, avons besoin de nous fédérer beaucoup plus. Nous sommes bien trop morcelées aujourd’hui. Or, nous n’aurons de véritable impact sur les pouvoirs publics que si nous sommes ensemble, avec une coordination. Il nous faut fabriquer ensemble un récit cohérent, car le seul récit qui a été installé ces dernières décennies est celui de l’extrême droite. Ce qui me rassure néanmoins, depuis quelques mois, c’est la soudaine profusion de films sur le thème de la migration: Lo capitano ou Samba par exemple. Ils donnent à voir la réalité des de mandeurs d’asile en France, les élans de solidarité des gens, et je trouve que tout cela redessine différemment le débat. Parce qu’au fond, nous qui plaidons pour eux au quotidien le savons bien : les chiffres et les données rationnelles ne suffisent pas vraiment à changer les perceptions.

 

En parlant de films, avez-vous vu Je verrai toujours vos visages ?

J’ai adoré ce film et je ne suis visiblement pas la seule. Tout ne peut pas être résolu par la justice restaurative, bien sûr. Mais ce film donne si bien à voir que souvent, les sanctions ne suffisent pas à faire prendre conscience aux auteurs de la gravité des actes qu’ils ont commis et de l’impact sur la vie de leurs victimes. Et que cette pratique de justice restaurative peut aider à combler ce trou béant. De manière générale, je suis sensible à tout ce qui, dans nos politiques publiques, s’intéresse de plus près à la singularité des expériences des individus et à la force de leurs ressentis. Je crois que le sens du progrès est d’avoir des politiques publiques “individualisées”, au plus près des vies réelles et pas seulement des cases administratives. Cela nécessite évidemment des moyens que nos services publics n’ont pas forcément aujourd’hui, à commencer par celui de la justice.

 

Vous présidez plusieurs associations, des ONG. Vous ne croyez plus à la politique ?

C’est intéressant que vous me posiez cette question dans une revue consacrée à la médiation. J’accorde beaucoup de valeur à ce terme. Il dit notamment la capacité à parler et à faire parler les autres, à s’embarquer avec les gens pour être audible d’eux, à pouvoir entendre ce qu’ils ont à dire. Le débat politique est aujourd’hui trop polarisé pour pratiquer cette médiation-là. Nous sommes à l’ère du buzz, du clash, du belliqueux, voire du violent… J’ai trouvé ce que j’aime dans le monde associatif : cette capacité à aller vers les autres, notamment dans la jeune génération, et à les embarquer avec soi. Je trouve que beaucoup de nos maux collectifs (désenchantement démocratique et tentations autoritaires, éco-anxiété,
aliénation numérique) viennent du fait que ceux qui devraient jouer le rôle d’éclaireurs à l’égard
des plus jeunes ne le jouent pas vraiment. Je ne jette pas la pierre aux parents dépassés par le monde qui les entoure, ni aux enseignants qui effectuent un travail formidable… Je pense à ceux qui ont particulièrement voix au chapitre médiatique : les politiques, les journalistes, les chercheurs, les intellectuels, qui servent de moins en moins de repère.

Les jeunes générations me semblent être dans une drôle de situation: on s’émerveille qu’ils aient accès à tant d’informations sans se rendre compte que l’obésité informationnelle, c’est le contraire de l’information. On se décharge sur eux des problèmes sans jamais leur donner les moyens de les régler. Le monde associatif est l’un des rares endroits où l’on rééquilibre autonomisation et transmission. Et ça paie ! C’est ainsi qu’on arrive à les faire passer d’une forme d’individualisme désenchanté à un universalisme combattif. Ce n’est pas un hasard si aussi peu de jeunes poussent la porte des partis politiques aujourd’hui, alors même que ça se bouscule dans les associations et ONG solidaires

 

Croyez-vous que tout le monde peut apporter sa pierre à l’édifice ?

Oui, je le crois sincèrement. Il y a quelques jours, j’étais à Nexon, une commune proche de Limoges, où j’étais invitée à participer à un festival organisé par le département autour des doléances des gilets jaunes, un matériau incroyable dont on se rend compte finalement que, cinq ans plus tard, il n’a pas été fait grand-chose. La collectivité locale avait décidé de les ressortir et un collectif de bénévoles avait entrepris de retranscrire numériquement ces cahiers. J’ai trouvé ça bouleversant! À défaut d’être fait par les pouvoirs publics, ce travail de solidarité, de véritable curiosité pour les autres, a été fait par des citoyens. Là-bas, j’ai dis cuté avec beaucoup de monde et j’ai à nouveau pris conscience qu’en silence, nombreux sont les citoyens qui aident, accueillent, hébergent, accompagnent… Cette réalité de la France n’est jamais mise en exergue ! La solidarité, voilà un récit qui mériterait d’être mieux mis en lumière. Ne serait-ce que pour que d’autres, à leur tour, constatent combien il est exaltant d’aider, y compris pour soi-même : on en ressort grandi.

 

Quelle est votre vision du vivre-ensemble ?

Je suis convaincue qu’il y a une envie de coexistence. En même temps, du fait d’un certain nombre de politiques publiques qui laissent les choses se dégrader, on note une terrible absence de mixité et de mélange dans notre pays. J’ai du mal à jeter la pierre à ceux qui, parce qu’un territoire devient hautement problématique en termes d’accès aux services publics, le fuient pour aller ailleurs. Et les situations se cristallisent avec des standards différents sur tous les plans et, notamment, celui de la réussite scolaire. J’ai publié, il y a quelques mois de cela, un livre avec François Dubet, Le Ghetto scolaire. Pour en finir avec le séparatisme, qui revient sur ce que nous fait individuellement et collectivement l’absence de mixité sociale dans les établissements scolaires. Un effet catastrophique sur le niveau scolaire, mais aussi sur notre capacité à vivre ensemble et à nous regarder les uns les autres autrement qu’avec hostilité ou curiosité malsaine. Je pense que les politiques publiques qui construisent une société à deux vitesses et le séparatisme dans le service public, et notamment celui de l’enfance, nous empêchent de vivre ensemble. Comment vivre ensemble si on n’a pas grandi ensemble ? Est-ce un sujet d’une urgence vitale ? Il y a une responsabilité majeure des pouvoirs publics. L’État doit être porteur de la notion d’égalité sociale, sinon la nature des hommes les portera toujours à avoir – pour plagier mon co-auteur François Dubet – une “préférence pour l’inégalité”. Quand vous adoptez des lois, vous en avez toujours qui trouveront la façon de les contourner pour créer de nouvelles inégalités. C’est ainsi que va le monde ! Le devoir de la République française est donc de contrer ce réflexe naturel et d’actualiser en permanence son log ciel pour tenir compte des nouvelles inégalités

 

La France était connue pour être une terre d’accueil et multiculturelle. Comment se fait-il que le pays ait basculé dans une forme de peur de l’autre ? Pourquoi l’étranger devient-il celui qui menace plutôt que celui qui est une valeur ajoutée ?

Je reviens à ce que je disais tout à l’heure au sujet des doléances des citoyens. Un des chercheurs qui a analysé en profondeur ces cahiers racontait que, globalement, les citoyens ne parlaient jamais d’immigration ou même de sécurité, mais systématiquement de pouvoir d’achat, de reconnaissance, de pouvoir de vivre, de santé, d’éducation, de transports… Je pense vraiment que c’est avant tout l’absence de réponses des pouvoirs publics à ces véritables questions qui provoque la colère. Lorsqu’ils ne sont pas à la hauteur pour résoudre ces problèmes de pouvoir de vivre alors, par définition, le ressentiment va se transformer en recherche du bouc émissaire ! C’est tellement plus facile d’appréhender la “responsabilité” de celui qui nous est relativement proche ou du dernier arrivé, que de pointer celle des vrais responsables. Par exemple, les fraudeurs fiscaux qui vident les caisses de l’État ou les responsables politiques qui ne prennent pas les décisions qu’ils devraient prendre. La xénophobie et l’obsession de la question d’immigration sont des sentiments construits de toutes pièces. Ils sont d’abord dus à l’incurie des pou voirs publics face à des revendications légitimes. Et je ne vous parle même pas des polémistes qui font commerce de la haine.

 

Vous avez publié une tribune dans Le Figaro sur votre projet de rationner la pollution numérique auprès des enfants. Ne vous sentez-vous pas très seule à porter ce combat impopulaire ?

En dix ans, les écrans sont devenus une source de pollution de l’attention et de tension permanente dans les familles. La malhonnêteté est de ne pas saisir que sur ce sujet, nous, les adultes, sommes loin d’être exemplaires en matière d’utilisation des écrans. Leur surutilisation rend malheureux. Il n’y a aucun libre-arbitre dans ces usages, nous sommes les jouets de puissances algorithmiques. Il n’est pas normal de se retrouver à scroller sur des réseaux sociaux pendant des heures sur un sujet qui, à la base, ne vous inté resse pas particulièrement. C’est une addiction, au même titre que la cigarette. À un moment, on doit se dire qu’il y a besoin de régulation publique.

J’entends déjà ceux qui vont m’accuser de promouvoir un “État censeur”. Mais je ne parle pas de contenus. C’est davantage le temps qu’on y passe qui pose un problème, car cela se fait au détriment de la bande passante de nos vies. Comment réduire ce temps? Les GAFAM n’ont aucun intérêt à le faire, alors je ne vois pas d’autre solution que celle de réguler. Imaginez que, collectivement, nous décidions de limiter ce temps. On sait se poser cette question dans d’autres domaines, on sait rationner l’eau quand cela devient nécessaire. Ce sont des décisions collectives sans être despotiques pour autant. Chacun comprend bien que c’est dans son intérêt.

 

À quoi rêve Najat Vallaud-Belkacem ?

Je suis un peu du genre obsessionnel et j’ai du mal à lâcher les sujets [rires]. Mes combats perdurent et se renforcent avec les années. Ce n’est pas parce que je ne suis plus ministre des Droits des femmes que je ne m’intéresse plus aux questions d’égalité femme-homme. De la même façon, l’éducation ne m’a jamais quittée. La recherche de justice, de solidarité, d’égalité, je la pratique tout autant sur un plan national qu’international aujourd’hui. Si je devais résumer, je dirais que j’aspire à un monde où il fasse meilleur vivre… pour tout le monde.