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Publié le : 09/11/2016
L’accueil généreux réservé par l’Allemagne aux migrants et aux demandeurs d’asile a souvent été mal interprété en France, faute de connaissance suffisamment fine du mode de fonctionnement de la société et des institutions allemandes. Cela est particulièrement vrai de cette phrase prononcée par la chancelière Angela Merkel lors de sa conférence de presse du 31/08/2015, alors que l’afflux des réfugiés venus par les Balkans était au plus haut : « Wir schaffen das », « nous y arriverons ».
La clé pour comprendre l’approche allemande est contenue dans ces trois mots. Encore faut-il les lire correctement. Or la presse française et internationale a retenu : « L’Allemagne y arrivera », ce qui a nourri certains préjugés.
Si on excepte le premier sursaut d’admiration pour la générosité d’une Allemagne où les migrants affluaient quotidiennement par dizaines de milliers, les commentaires internationaux ont le plus souvent prêté à l’Allemagne des intentions qu’elle n’a jamais eues.
J’en prendrai deux exemples.
a- La République fédérale est la première économie de l’UE, sa croissance est robuste et le taux de chômage est faible. Dans le même temps, sa population est vieillissante. Ces faits sont connus. Mais contre toute évidence, la RFA est actuellement décriée par la presse française et sud-européenne, hostile à une politique économique de compétitivité, présentée comme source de paupérisation et de précarisation. En toute logique, la lecture de la phrase de la chancelière fut alors celle-ci : l’Allemagne a un problème démographique, donc elle ouvre les bras aux réfugiés parce qu’elle a besoin d’une main-d’œuvre « bon marché ».
C’était méconnaître un fait : les personnes cherchant refuge en Allemagne sont en grande partie des enfants, sont souvent illettrés, ne présentent pas les qualifications requises et ne parlent pas l’allemand. Et c’était faire un étonnant amalgame avec la politique délibérée d’appel aux travailleurs étrangers (italiens, yougoslaves et, plus tard, turcs) à partir du milieu des années 1950. Il fallait alors reconstruire l’économie d’un pays littéralement en ruines, et la jeune République fédérale manquait d’hommes après l’hécatombe de la guerre. Ces « travailleurs invités » (Gastarbeiter) ont eu alors une contribution essentielle au « miracle économique ». La situation est totalement différente aujourd’hui.
b- Outre sa position économique, la République fédérale tient un rôle politique éminent dans l’UE. Certains Etats membres lui prêtent dès lors des visées hégémoniques. On en a déduit qu’elle tente de se positionner également en autorité morale en Europe. Or l’Allemagne n’a jamais cherché à s’ériger en modèle de vertu. Elle a simplement dû faire face à une urgence humanitaire d’une ampleur inconnue à la fin de l’été 2015 : si elle n’ouvrait pas largement ses frontières aux personnes fuyant la guerre et la torture, de gigantesques campements sauvages risquaient de naître à l’approche de l’hiver en Autriche, en Hongrie et sur toute la route des Balkans, et les Etats membres est- et sud-européens, pays d’accueil selon Dublin III, risquaient d’être fragilisés encore plus. L’ouverture des frontières tant reprochée à l’Allemagne n’était qu’une réaction humanitaire responsable en situation d’extrême urgence. Ce geste est venu assez naturellement à l’Allemagne, lieu de passage et de brassage historique au cœur du territoire européen puisque presque sans frontières naturelles, et entourée de 9 autres Etats.
*
Revenons à la petite phrase d’Angela Merkel.
Elle a dit : « nous y arriverons », au sens de « nous parviendrons à relever ce défi ».
Elle n’a pas dit « je », ni « l’Allemagne ». Tout simplement : « nous » – et c’est là la clé pour comprendre ce qui distingue l’approche française de l’approche allemande.
Ce « nous » a trois significations. Il s’applique à l’Allemagne, à l’Europe et au monde.
1/ Allemagne.
Ce « nous » est avant tout une adresse en interne. Une parole de d’encouragement, de reconnaissance de la mobilisation de tous les acteurs, une parole de confiance collective. En disant « nous arriverons à relever ce défi-là aussi », la chancelière inscrivait l’accueil massif des migrants dans le lignée des défis majeurs auxquels a été confrontée l’Allemagne dans son histoire récente, et en premier lieu à celui de l’unification. Ces défis ont toujours été relevés collectivement. C’est en cela que son mode d’organisation et de fonctionnement se distingue foncièrement de celui de la France.
L’Allemagne est une communauté de destin, où les décisions se prennent collectivement et où les pouvoirs sont partagés, non seulement entre les différents échelons territoriaux (fédéralisme), mais aussi et avant tout entre les responsables politiques et les représentants de la société civile. L’Etat ne se résume pas au périmètre des pouvoirs publics : l’Etat, c’est d’abord la collectivité des citoyens dans les régions et les comunes. Ceux-ci, par leur acte de vote, délèguent leurs pouvoirs aux représentants élus, les mandatant pour agir dans et selon leurs intérêts au niveau supérieur. Mais dans son lieu de vie, chaque citoyen ou groupe constitutif de la société est seul responsable pour résoudre les problèmes qui se posent à lui en tant qu’individu ou membre d’une communauté. C’est ainsi que se traduit le principe de subsidiarité.
En disant « nous », la chancelière s’adressait ainsi à chaque citoyen, à ses représentants légitimes, de même qu’aux institutions politiques, à commencer par elle, chef du gouvernement fédéral, désignant implicitement le niveau de responsabilité propre à chacun.
Dans le domaine des réfugiés, en l’occurrence :
- à la fédération (gouvernement fédéral), en charge de la protection des frontières, du droit de la nationalité et de l’asile, et en charge du financement de la procédure d’asile comme du recensement des arrivants ;
- aux Länder (16 Etats fédérés) et à leur gouvernement, en charge du premier accueil des réfugiés après leur enregistrement (couverture des besoins en nourriture…) ;
- aux communes, responsables de l’hébergement (en dur) des réfugiés, et plus généralement de tout ce qui relève de l’aide sociale aux personnes en détresse ;
- à la société civile organisée qui prend en charge tout le travail concret d’accompagnement. Cette société civile organisée ne se résume pas à ce que nous connaissons en France sous le terme de milieu associatif. Depuis Bismarck au moins, ces questions d’ordre social sont auto-gérées par les représentants des différents intérêts composant la société et oeuvrant tous dans l’intérêt général (dont la lutte contre la pauvreté) : les Eglises (Caritas, Diakonie…), le mouvement syndical et patronal (Arbeiterwohlfahrt), les fondations d’entreprise (innombrables et puissantes). Il s’agit de pouvoirs institutionnels établis qui, par leur action, donnent corps à l’Etat social dont les pouvoirs publics se contentent de fixer les normes. Autrement dit : l’Etat social allemand est le fruit d’une responsabilité collective.
Voilà pour le premier sens de ce « nous ».
Dans une interview accordée un an plus tard, le 31/08/2016, A. Merkel a explicité son « Wir schaffen das » trop souvent mal compris et sujet à polémique, rappelant bien l’approche collective et dynamique sous-tendue, au sens d’un : nous y arriverons si chacun fournit un effort.
Un an après, l’approche dynamique allemande devient plus claire aussi : la gestion collective des défis se caractérise par un grand pragmatisme qui permet de répondre au plus près des évolutions de la situation, source d’une perpétuelle capacité à s’adapter à une situation nouvelle. Cette capacité se nourrit d’un dialogue permanent impliquant, médias, société, pouvoirs publics. A l’été 2015, il fallait répondre à une urgence humanitaire ; l’administration en charge de l’enregistrement et des procédures de demande d’asile se trouvant débordée face à la masse des dossiers, la première réponse a consisté en l’adoption d’une loi sur l’accélération des procédures au début de l’automne. Un an plus tard, une certaine normalité étant revenue, l’afflux migratoire s’étant réduit, le défi est autre : il ne s’agit plus d’accueil, mais d’intégration. Cette question aussi appelle une réponse collective.
Dans l’acception allemande, l’intégration ou l’inclusion dans la société s’effectue d’abord par le travail. C’est l’emploi qui confère un statut social. Mais pour être employable, il faut que la personne concernée maîtrise la langue de son pays d’accueil, qu’elle ait un bagage scolaire, qu’elle suive une qualification initiale ou continue, par voie d’apprentissage dans le système dual ou à l’université, etc. On le voit, les acteurs impliqués sont multiples : écoles, entreprises, société civile et tous les échelons des pouvoirs publics qui mettent à disposition des moyens.
Les deux autres sens du « nous » de la chancelière nous sont plus facilement compréhensibles, mais pas pour autant faciles à assumer.
2/ Europe.
Cette petite phrase contenait également un appel à tous les Etats membres de l’UE. Et elle montrait du doigt l’inachèvement des accords de Schengen et de Dublin. Elle contenait également, si on se rapporte à l’ensemble de l’interview de la chancelière comme aux discours politiques allemands qui ont suivi, un mea culpa face à l’attitude désinvolte de la plupart des 27 et de chacun d’entre eux qui avaient, par confort, fermé les yeux sur la situation de plus en plus intenable à laquelle devaient faire face les pays de premier accueil. Mais il est vrai que le dossier de la dette grecque, l’instabilité politique de l’Italie, avaient longtemps détourné l’attention de ce problème…
Ce « nous » qui signifie alors « prenons-nous en main » a finalement été entendu : le problème des frontières extérieurs de l’UE est reconnu et commence à trouver une solution. Un premier pas est fait avec Frontex…
Or une frontière a deux côtés… Sécuriser l’entrée dans l’UE ne suffit pas, encore faut-il tenter de mettre en place des mesures hors de l’UE, à sa marge extérieure, selon la donne géopolitique. C’est là qu’intervient l’accord UE-Turquie. La RFA y était favorable non pas à cause de la grande communauté turque ou d’origine turque sur son territoire, mais en considération de l’emplacement stratégique de la Turquie sur la carte des flux migratoires mondiaux. Cet accord est certes décrié pour de nombreuses raisons (et aussi d’arrière-pensées), mais il s’agit d’une solution transitoire en attendant que puisse être résolu le problème à la source des vagues migratoires.
3/ Monde.
Ces vagues migratoires sont en effet un phénomène mondial.
Simplement, l’Allemagne, économie ouverte par définition, bien insérée dans l’économie mondiale, a pris conscience plus tôt que les autres Etats de l’UE du fait que nous abordons aujourd’hui une nouvelle phase de la mondialisation dont ces flux de population sont aussi la manifestation. La diffusion des TIC et de leurs usages à toute la planète a profondément changé la donne, et révélé que, par contraste avec un continent africain, un Proche Orient et autres parties du monde livrés aux guerres fratricides, freins au développement économique et social et source de crises humanitaires, l’Europe est un havre de paix et de prospérité.
Le « nous » de la chancelière est donc aussi une invitation à tous d’agir sur les foyers de crise dans le monde, par une politique de développement mieux ciblée, par la création d’un ordre mondial, cadre réglementant plus efficacement les relations entre pays, ou, en dernière nécessité seulement, par des actes militaires.
« Wir schaffen das » : une autre vision du monde
Ce que traduit finalement cette petite phrase d’A. Merkel, c’est une autre vision du monde et des relations entre les parties qui le composent. Le pivot en est la notion de responsabilité. Responsabilité de chaque citoyen comme des pouvoirs publics en Allemagne, responsabilité assumée de l’Allemagne dans l’UE comme dans le monde.
Mais plus immédiatement, ce « nous y arriverons » traduit une profonde culture d’accueil, une ouverture manifeste de la société allemande, malgré quelques phénomènes de rejet notoires comme la montée d’un mouvement populiste. Cela fait partie de la normalité, l’altérité fait toujours peur, surtout s’il s’agit d’un phénomène de masse. C’est la quantité soudaine des migrants et demandeurs d’asile qui effraie certains. Et, bien sûr, la confrontation à un islam cherchant à se présenter de manière accrue sous les habits de ce que les Allemands nomment « l’islam politique ». Il n’empêche que, dans la culture allemande, un réfugié est d’abord un être humain en détresse : la langue allemande ne connaît pas le terme de « réfugié », mais au contraire celui de « personne en fuite » devant un danger menaçant sa vie et son intégrité (Flüchtling). Il s’agit d’un être humain dont la dignité humaine doit être et est respectée.
Historiquement, les Allemands sont une société ouverte et métissée. L’accueil massif des Huguenots, fuyant les massacres en France (« dragonnades ») après la révocation de l’édit de Nantes est un élément constitutif historique de l’identité allemande. Plus près de nous, les enseignements de la catastrophe nazie restent particulièrement vivaces. Non seulement, juste après la fin de la guerre, l’Allemagne (ouest) en ruines, en situation de famine, et qui comptait 51 millions d’habitants, a accueilli 9 millions d’Allemands ou de personnes de souche allemande fuyant les marges orientales de l’ancien Reich ; le défi que cela représentait est aujourd’hui inimaginable. D’autres, moins lourds, ont suivi au fil des décennies. Mais la Loi fondamentale allemande (Constitution), adoptée en 1949, contient un droit fondamental s’appliquant aux seuls étrangers : le droit d’asile dû à toute personne fuyant la guerre ou la torture. Ce droit fondamental national inaliénable (art. 16), une des déclinaisons du principe premier de la Constitution, à savoir le respect de la dignité humaine, se révèle plus puissant que le droit d’asile inscrit à la Convention de Genève.
Certes, la République fédérale n’a pas de politique ni de lois d’immigration telles que nous les connaissons en France, mais son organisation repose sur des valeurs érigées en normes de droit et partagées par tous. La « position allemande » dans la crise des réfugiés se résume dès lors à assumer les responsabilités qui lui reviennent – en interne, en Europe et dans le monde. La suspicion d’une politique de puissance relève ainsi d’un préjugé tenace… en même temps que de la méconnaissance du monde.
Aujourd’hui, après la première phase (accueil) s’enclenche la deuxième : l’intégration. Elle suit le principe qui sous-tend toute aide, que celle-ci soit économique ou sociale : soutenir (aider) et exiger en même temps. Ce principe d’aide à l’auto-assistance est lui aussi une manifestation du principe de subsidiarité : le choix du mode de vie relève de la liberté de tout individu, mais en contrepartie, il lui est demandé d’assumer ses responsabilités pour devenir un membre actif de la collectivité. Voilà l’acception allemande de l’intégration : mettre à disposition de celui qui cherche asile les outils pour apprendre la langue, se former pour pouvoir trouver un emploi, etc. Mais aussi, dans le même temps, attendre de lui qu’il respecte la loi, les us et coutumes du pays d’accueil. La Loi fondamentale a ainsi été traduite en arabe et remise aux réfugiés parlant cette langue…
Il n’en reste pas moins qu’intégrer près d’un million de personnes de langue et de culture très différentes reste un défi sociétal majeur. Et qu’il exige une grande adaptabilité de chacun, dans le pays d’accueil aussi. Une responsabilité d’autant plus lourde que la période électorale qui s’engage n’offre peut-être pas toute la sérénité requise…