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Publié le : 15/10/2018
Marianne : Des manifestations ont eu lieu samedi 6 octobre dans toute l'Europe pour la défense de l'Aquarius et de sa mission au large des côtes libyennes. De quoi l'Aquarius est-il le nom ?
Pierre Henry : L'Aquarius et d'autres bateaux font ce que l'humanité toute simple nous demande de faire. C'est-à-dire qu'ils secourent en mer des gens qui sont en danger de mort. Ce n'est pas le tout d'une politique migratoire, mais il s'agit du commencement d'une politique d'humanité. A force de tergiversations et d'incapacité à offrir une réponse à la politique menée par M. Salvini et M. Orban, l'Union européenne et les pays qui sont moteurs au sein de l'Union fournissent le carburant de tous les populismes. Je comprends les hésitations, mais qu'est-ce qui empêche aujourd'hui la France, avec l'Espagne, avec Malte, d'ouvrir des ports sûrs de débarquement ? Il ne faut pas être naïfs, tout le monde n'aura pas le droit à l'asile, mais on peut mettre en place un dispositif vertueux.
Selon vous, la France doit-elle donner un pavillon à l'Aquarius ?
Oui, nous devons dire que la France y est prête. Sauver 30 000 vies, c'est notre fierté. On ne joue pas au chat et à la souris autour d'un symbole aussi fort que celui-là.
Un appel a été lancé dans Politis, Regards et Mediapart pour l'accueil des migrants. Les signataires expliquent que «la liberté de circulation et l'égalité des droits sociaux pour les immigrés présents dans les pays d'accueil sont les droits fondamentaux de l'humanité». Est-ce, selon vous, une bonne manière de poser la question ?
Cette initiative est intéressante dans toute la générosité qu'elle recèle et la volonté aussi de faire face à un déport de l'ensemble de la classe politique sur les questions migratoires. Mais il y a des ambiguïtés. Parler de la liberté de circulation sans aborder la question de la liberté d'installation et du partage de la ressource disponible, ce qui en démocratie, a minima, se débat, c'est regarder la question migratoire de manière hémiplégique. La frontière n'est pas seulement un mur, c'est une protection. Il faut la penser. On ne peut pas non plus faire l'impasse sur la question de la nature de l'accueil, qui doit être forcément digne, sur la légitimité de la distinction entre demandeurs d'asile et personnes relevant d'autres migrations. Et l'éloignement ne doit pas être un tabou dans la mesure où nous respectons le cadre juridique dans lequel nous évoluons.
Vous avez déploré récemment que nous ayons «oublié d'inscrire le devoir d'hospitalité dans un pacte civique» et que cela ait créé «un sentiment d'insécurité culturelle, d'autant que cette question a été laissée de côté par la gauche». Vous pensiez à qui en particulier ?
Nous avons tellement considéré que nos valeurs étaient universelles qu'il n'y avait pas besoin de les expliquer : l'égalité homme-femme, la laïcité qui est une liberté fondamentale. Sauf que ces valeurs sur lesquelles nous faisons œuvre commune, il faut les expliquer, les transmettre. Or, nous n'avons cessé depuis près de quarante ans d'être dans l'injonction sans à aucun moment joindre l'injonction au budget. Et je suis toujours effaré d'entendre certains parmi les corps intermédiaires affirmer qu'ils ne sont pas armés pour transmettre ces valeurs, qu'ils n'ont pas les outils. C'est juste du temps de cerveau disponible !
Quarante ans, vous remontez aux années Mitterrand ?
C'est facile avec le temps et le recul de porter analyse sur les trente ou quarante dernières années. Nous n'avons pas pris l'exacte mesure du drame vécu par tout un pan de notre population avec la disparition d'une partie de nos industries. Il y a aujourd'hui une forte interrogation dans les classes populaires, les classes moyennes, sur le modèle qui est le leur et qui, de manière réelle ou fantasmée, serait mis en danger par l'apport de nouvelles populations.
Pour Jean-Luc Mélenchon, l'afflux de migrants entraîne un moins-disant salarial. Est-ce une lecture pertinente, selon vous ?
Je ne vois pas les immigrés comme une armée de réserve du capital, qui en profite pour faire pression sur les salaires. C'est peut-être une grille de lecture assez simple qui permet aux uns et aux autres de se repositionner sur l'immense marché des peurs, même si je n'accuse pas Jean-Luc Mélenchon de le faire. Les primo-arrivants, quand ils rentrent sur le marché du travail, se dirigent vers des secteurs qui sont souvent délaissés par les résidents de longue durée : ils acceptent des conditions de travail difficiles, avec des emplois souvent précaires et des horaires extrêmement variables. Imaginons que demain on bannisse toute immigration, je ne suis pas certain que les résidents de longue durée se jetteraient sur ces emplois s'ils ne sont pas revalorisés.
Faut-il que l'immigration devienne le sujet central des élections européennes ?
Avant qu'ils ne soient aux affaires, les responsables politiques ont souvent le sentiment qu'il faut évoquer ce thème. Et puis une fois parvenus au pouvoir, moins ils en parlent, mieux ils pensent se porter. Je me souviens d'une discussion avec Bernard Cazeneuve en 2011, dans son bureau, à Cherbourg, où je lui disais que, pour la campagne présidentielle, il fallait absolument que l'on aborde ces questions, que l'on clarifie. Il m'avait fait cette réponse : «Je pense exactement le contraire, moins nous en parlerons, mieux nous nous porterons.»
Emmanuel Macron en parle...
Il en parle, mais sans opérationnalité sur le terrain. Sans compter que, sous le quinquennat précédent, nous avons fait preuve d'énormément de suffisance à l'égard de l'Italie. Résultat, nous avons M. Salvini aujourd'hui.
Que vous inspire le surgissement en Allemagne d'Aufstehen, mouvement de la gauche radicale issu de Die Linke qui multiplie les critiques contre la naïveté de son camp en matière d'immigration ?
Je trouve qu'on survalorise les fractures au sein des divers courants de la gauche, avec une lecture extrêmement rapide des positions des uns et des autres. Bien sûr qu'il y a des ambiguïtés au sein de la gauche, mais pas seulement chez les insoumis ou Die Linke. Il y en a aussi chez les sociaux-démocrates : ils ont abrité en leur sein aussi bien la gauche de Leonarda que la gauche de la déchéance de nationalité ! Ce sujet traverse la société française dans son ensemble. La question migratoire n'est pas nouvelle et il n'y a jamais eu d'âge d'or. Je suis de ceux qui, tout en voyant bien les fractures s'approfondir, trouvent quand même que, malgré tout, il y a de formidables réussites. Mais, dans le même temps, symboliquement, il y a des peurs qui sont à l'œuvre, qui, travaillées, pourraient faire chavirer l'unité du pays.
Marianne, par Pierre Henry, diecteur général de France terre d'asile, propos recueillis par Soazig Quéméner, le 13 octobre 2018