Publié le : 25/04/2013
Dans le pays qui lança le printemps arabe, les noirs s’organisent pour défendre leurs droits.
Tunis, 21 mars. À l’occasion de la journée internationale pour l’élimination des discriminations raciales, se tient un colloque : “Les noirs en Tunisie, visibles… invisibles”.
L’intitulé peut sembler banal, mais c’est une véritable révolution dans un pays maintenu pendant des décennies dans l’illusion de son homogénéité et qui, depuis son indépendance et la présidence de Bourguiba, cultive une “tunisianité” interdisant toute référence au fait minoritaire : le racisme était jusqu’ici un immense tabou.
À l’origine de l’événement, l’association ADAM, première association de défense des droits des noirs jamais créée en Tunisie. Bien qu’absents des sphères dirigeantes, les noirs constitueraient 15% de la population (soit plus que les Afro-Américains aux Etats-Unis). Leur présence en Tunisie est ancienne, tous ne sont pas des descendants d’esclaves, de générations de commerçants et de migrants venus d’Afrique subsaharienne au fil des siècles et qui ont donné naissance aux citoyens noirs actuels.
“Alors que je manifestais pendant la révolution, on m’a dit ‘Qu’est-ce que tu fais là ?’”
L’universitaire noire Maha Abdelhamid est la cofondatrice de cette association, née du tourbillon révolutionnaire. Elle me reçoit dans la maison familiale de Gabès dans le sud où les noirs sont plus nombreux :
“Les discriminations, on en parlait qu’entre nous ! Après la révolution, mes amis et moi avons lancé une page Facebook pour dénoncer les propos racistes. Puis vint celle de Taoufik Chahiri, l’actuel président d’ADAM, qui invitait les gens à raconter leurs expériences personnelles”.
Par centaines, les internautes s’insurgent contre le vocabulaire raciste qui empoisonne les médias et la vie quotidienne, comme le mot oussif (esclave domestique), courant pour désigner les noirs. La majorité d’entre eux exprime leur ras-le-bol d’être perçus comme des étrangers : “Alors que je manifestais pendant la révolution, on m’a dit ‘Qu’est-ce que tu fais là ? C’est pour les Tunisiens’ !” se souvient-elle. Son cousin Ahmed salarié d’une société d’ameublement rapporte, agacé, les “plaisanteries” de ses collègues :
“Lors de conversations anodines sur la crise j’ai droit à des commentaires comme ‘on va rétablir l’esclavage, les noirs ne seront plus au chômage’”.
Sur les réseaux sociaux, des textes demandant des lois pour encadrer les actes et propos racistes apparaissent et l’association naît en 2012.
“Vous divisez la Tunisie !”
À Tunis, la manifestation organisée par ADAM mêle tables rondes et interventions artistiques. Sur l’avenue Bourguiba se produit un groupe de Taïfa, musiciens noirs venus du sud du pays. Après la prestation, les militants sont pris à partie par une demi-douzaine de Tunisiens dits “blancs”, visiblement offensés : “Il n’y a pas de racisme en Tunisie ! Où vois-tu la discrimination ? Vous divisez la Tunisie !”. C’est le déni endémique, que dénoncent inlassablement les antiracistes tunisiens. Dans la cohue, quand Sofiene, juriste et membre d’ADAM, est apostrophé directement en français – “Quel est le problème ?” –, il répond en arabe, d’un ton las : “C’est ça le problème !”. Il est tunisien et, parce qu’il est noir, on s’adresse à lui comme à un étranger.
Les tables rondes évoquent le racisme structurel lié à l’histoire de la Tunisie. Aujourd’hui encore, certains actes de naissance comportent la mention atig (affranchi) suivi du nom du “maître” qui a libéré l’ancêtre esclave. ADAM a présenté un dossier au ministre de la Justice pour retirer ces mentions. En vain. Dans son intervention, l’historien Salah Trabelsi martèle : “Notre histoire, notre langage sont imprégnés de ce passé, il faut faire ce travail idéologique et sémiologique”.
Ce “passé pas encore dépassé”
Sur scène, le slammeur Anis Chouchène dénonce en arabe la mémoire coupable de la Tunisie, ce “passé pas encore dépassé”. Il jette à la figure d’un public où toutes les générations sont représentées la cruauté du racisme ordinaire : “Quand le Kahlouch* rentre dans un café, tous les regards sur lui se sont braqués/ Il entend s’élever la voix de l’orgueil : Et toi le Kahlouch où est mon café ?”. L’audience rit, on sent le vécu.
Nouiri Omran savoure ce moment unique. Il est venu de la région de Mednine dans le sud: “Chez moi le racisme est plus fort qu’à Tunis, il y a un vrai clivage, on nous appelle les abid (“esclaves”), nous appelons les Blancs les h’rar (“libres”)”. La vie professionnelle de ce discret technicien de laboratoire est très affectée par le racisme :
“On m’a confié un poste inférieur à mon niveau et je n’ai pas progressé depuis 2003". Il ne supporte plus l’invisibilité des noirs : "Personne ne nous entend, nous ne sommes pas au Parlement, ni dans les ministères”.
Marié à une femme noire, l’homme discret se souvient avoir essuyé le refus de trois familles lorsqu’il a demandé la main de leur fille blanche mais il garde espoir : “Ce que fait ADAM est très important, je suis très fier. J’ai fait cinq cents km pour assister à cela.”.
Les noirs sont les plus défavorisés socialement
La plupart des noirs appartiennent aux couches sociales les plus défavorisées ; pourtant, Maha Abdelhamid ne doute pas qu’ADAM, menée par des intellectuels, saura représenter cette base de sans voix. Portée par cet élan nouveau, la trentenaire défend les revendications de son association qui souhaite peser dans le jeune processus démocratique tunisien. Alors que l’Assemblée nationale constituante (ANC) élabore la nouvelle constitution, elle déplore sa cécité quant à la situation des noirs : “Personne ne parle de notre existence, c’est à nous de nous présenter devant l’ANC”.
Profitant de la présence de milliers d’organisations internationales au Forum social mondial de Tunis, elle interpelle avec verve celles qui œuvrent pour les droits des minorités. Si bien qu’à l’issue du forum, un collectif d’associations brésiliennes, françaises et américaines constitué ad hoc publie un texte appelant entre autres “le gouvernement tunisien ainsi que l’Assemblée nationale constituante (…) à prendre en compte leurs revendications, inscrire dans le projet de constitution le principe de la lutte contre toute forme de discrimination, dont la discrimination raciale, et pénaliser les propos et actes racistes”. Jusqu’à présent, le parti au pouvoir Ennahda est resté sourd aux revendications des minorités tunisiennes.
Les Inrocks, 25/04/2013