Publié le : 21/01/2013
Cette fois, c'est décidé. Le Haut-commissariat aux réfugiés l'a décrété : le camp de Choucha devra fermer en juin 2013. Mais que vont devenir les 400 réfugiés restants et surtout les 300 demandeurs d'asile dont la demande a été refusée ?
Le camp de Choucha, sur le point de fermer après plus de deux ans d'existence, constitue une exception dans l'histoire de la Tunisie. « L'afflux de réfugiés en 2011, une première dans le pays, a été bien géré jusqu'ici, estime Khalil Zaouïa, ministre des Affaires sociales, dans un entretien accordé à Kalima. « A présent il faut continuer à préserver l'image de terre accueillante de la Tunisie, mais elle n'est pas destinée non plus à accueillir toute la misère du monde ». Seulement voilà : en juin 2013, lorsque le Haut-commissariat aux réfugiés des Nations Unies (UN-HCR) démontera la dernière tente de Choucha, plusieurs centaines de personnes dépendant jusque-là de l'aide internationale se retrouveront placées sous la responsabilité de l’État tunisien. Il est donc grand temps d'élaborer une politique publique à leur sujet.
I. LES DERNIERS REFUGIES DE CHOUCHA
Le 20 février 2011, fuyant la guerre en Libye, des personnes de toutes nationalités commencent à traverser la frontière tunisienne à Ras Jedir (Choucha). Rien que les deux premières semaines, on en compte près de 100 000. Jamais la Tunisie n'a connu un tel afflux de personnes fuyant un conflit. Malgré la période agitée que traverse le pays, l'armée doit créer en urgence un hôpital de campagne, puis installer les premières tentes du camp de réfugiés, fin février. L'armée voulant contrôler de près le phénomène, elle choisit un site tout proche de sa base du poste-frontière de Choucha.
Un premier tri se fait rapidement : la plupart des gens préfèrent rentrer dans leur pays d'origine. Ils sont évacués soit avec l'aide de leur ambassade, soit par les vols de l'Organisation internationale pour les migrations (OIM), qui octroie aussi une somme de quelques centaines de dollars pour le retour au pays. Les Libyens pour la plupart passeront quelques mois en Tunisie avant de repartir après la guerre. Quant aux ressortissants de pays en crise, estime Nicanor Haon, chargé des questions migratoires au Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), « beaucoup n'ont pas demandé l'asile car ils ont été découragés ou traumatisés, ils ont fini par prendre les vols de l'OIM ».
Les recalés tchadiens, ivoiriens ou nigérians
Seuls sont restés ceux qui ne pouvaient réellement pas envisager ce retour en arrière. Dès qu'ils l'ont pu, ils sont entrés dans le long processus de « détermination du statut de réfugié » auprès du HCR. Au total, le camp de Choucha abritera 4 015 réfugiés reconnus (y compris ceux qui étaient arrivés de Libye déjà munis de leur carte du HCR). 3 522 ont été acceptés pour s'installer dans des pays-tiers et 2 499 y sont déjà partis (essentiellement aux États-Unis, en Norvège, en Suède et en Allemagne).
D'autres n'ont pas eu la chance d'être reconnus comme réfugiés, ou n'ont pas eu le courage d'attendre le verdict pendant de longs mois. « Après les premiers entretiens, une deuxième vague de gens découragés a quitté le camp, soit via la Libye, sur des radeaux de fortune vers l'Europe, soit chez eux par l'OIM », explique Haon. Selon les propres estimations du HCR, en 2011, plus de 1 500 personnes sont mortes en tentant de traverser la Méditerranée vers l'Europe. « La fréquence des arrivées par bateaux s'est accrue début 2011 lors de la chute des régimes en Libye et en Tunisie », a constaté l'organisation, avec un nombre record de 58 000 demandeurs d'asile, réfugiés et migrants clandestins arrivés en Europe dans l'année.
Parmi les demandeurs d'asiles qui ont vu leur demande rejetée, la plupart ont fait appel. D'après le HCR, 46 demandeurs d'asile attendent encore la réponse finale, mais il y a eu déjà au total 327 rejets définitifs. Parmi eux, une centaine de Tchadiens, autant d'Ivoiriens et une quarantaine de Nigérians. Ces « rejetés » (ou « déboutés ») sortent automatiquement du mandat du HCR, donc n'ont plus droit à la protection internationale qu'il offrait. Ils redeviennent, pour l'institution des Nations Unies, de simples migrants illégaux. Le HCR en a recensé 214 au camp de Choucha lors de la dernière distribution de nourriture, à la fin du mois d'octobre. Le FTDES évalue leur nombre à plus de 250.
La réinstallation n'est pas un droit
En cette fin d'année 2012, d'après les derniers chiffres du HCR, ils ne sont plus que 1 473 à vivre dans ces tentes alignées sur le sable, torrides l'été et glaciales l'hiver : 1 213 réfugiés reconnus, 46 demandeurs d'asile et 214 déboutés. Parmi ceux qui ont la précieuse carte de réfugié, 58 attendent de savoir s'ils ont été acceptés pour être réinstallés et 1 036 attendent simplement de connaître leur date de départ. Au gré des réinstallations dans les pays-tiers, leur nombre devrait diminuer progressivement. Ainsi ils seront moins de 1 000 en janvier 2013, et ainsi de suite, jusqu'à ce que ne subsistent que ceux qui ne seront pas réinstallés: entre 300 et 400 personnes, estime le HCR. Ce groupe constituera donc les véritables « réfugiés en Tunisie ».
Pourquoi ces personnes n'ont-elles pas été acceptées pour partir ailleurs ? « Seule la protection internationale est un droit », rappelle Ursula Schulze, la représentante HCR en Tunisie, « mais pas la réinstallation : on ne peut pas choisir dans quel pays on reçoit cette protection internationale ». Forcément, les pays candidats sont souverains dans leur décision. Non seulement ils fixent le nombre de réfugiés, mais ils choisissent les nationalités qu'ils souhaitent installer chez eux. Par exemple les États-Unis ont accepté plus d'un millier de réfugiés, mais pas d'Ivoiriens ou de Nigérians : ils choisissent plutôt des Est-Africains comme les Éthiopiens, les Érythréens ou les Somaliens, c'est-à-dire de pays indéniablement en grave conflit.
Par ailleurs, le programme de réinstallation a été clos le 1er décembre 2011 : tous ceux qui sont arrivés après ne peuvent même pas demander à être réinstallés. « Les dossiers de ces personnes ne seront pas soumis automatiquement car nous nous sommes rendu compte que la Tunisie devenait un pôle d'attraction », explique Schulze. C'est le fameux principe de l'« appel d'air » : au bout d'un moment, toute opération migratoire vers les pays riches est censée attirer de « faux » réfugiés, qui dans ce cas débarqueraient à Choucha dans le seul but de partir en Europe. Cette mesure touche particulièrement deux groupes qui pourtant ne sont arrivés en Tunisie qu'à cause d'une erreur de navigation. Il s'agit de 72 Somaliens débarqués en mars 2012 (dont 30 mineurs isolés) et amenés par la police à Choucha, et de 156 personnes (dont beaucoup d'Erythréens) échouées sur les côtes tunisiennes en septembre. Tous ceux qui sont restés en Tunisie ont obtenu le statut de réfugié (ou l'avaient déjà), pourtant ils ne peuvent pas demander à être installés dans un autre pays.
Le FTDES réclame « la réinstallation pour tous » et s'élève vigoureusement contre le principe de « l'appel d'air » : « c'est absurde, ceux qui sont arrivés en bateau n'étaient clairement pas attirés par la Tunisie, puisqu'ils visaient Lampedusa en Italie, depuis la Libye ! », précise Nicanor Haon. Selon le militant, il y a aussi eu des cas de gens bloqués longtemps en Libye avant de pouvoir venir en Tunisie (donc arrivés après la date de clôture du programme). D'autres encore, dénonce-t-il, sont arrivés avant la date fatidique mais ont été enregistrés après.
Le tri entre « réfugiés » et « migrants économiques » est-il rigoureux ?
Concernant les rejets, les défenseurs des droits humains ont aussi beaucoup à dire. Pour le HCR, il n'y a pas de place pour le doute. « Chaque cas est interviewé de façon très sérieuse par nos experts, j'ai une confiance totale en leurs décisions », affirme la chef du HCR en Tunisie. Au contraire, le FTDES affirme avoir relevé « d'innombrables erreurs de procédure », notamment lors des premiers entretiens. Ainsi Nicanor Haon dénonce des entretiens bâclés ou intimidants, souvent imposés en anglais, et cite « l'utilisation d’interprètes provenant de leur pays d’origine, voire de groupes rivaux impliqués dans les conflits des régions de départ ; un manque d’écoute durant le récit ; la notification de décisions multiples et contradictoires ; des erreurs dans les dates (…), dans les noms des intéressés et des lieux ; des erreurs dans les nationalités prises en compte pour la demande ».
Les méthodes même du HCR sont l'objet de critiques. D'après Haon, « les refus, qu’ils soient en première ou en seconde instance, ne sont pas motivés et les notifications sont identiques et stéréotypées. Les demandes et appels de décision se font devant la même organisation ; le HCR, qui ne dispose pas d’instance de contrôle, est donc juge et partie ». Or en 2009 le HCR lui-même a dénoncé les refus émis par un Etat, la Grèce, à cause de leurs « arguments insuffisants » et de leurs « motifs stéréotypés » (Observations on Greece as a country of asylum, Office of the UNHCR, December 2009). Or c'est exactement ce que le FTDES a relevé sur les refus émis par le HCR de Tunisie, où tous les demandeurs sont simplement qualifiés de « migrants économiques » issus de « pays en paix ».
Le Forum ne se contente pas de critiquer les méthodes, il affirme que le tri entre réfugiés économiques et politiques a en soi un aspect absurde et artificiel. « Quand les gens ont le choix, l'immense majorité préfère rester chez soi », assène Nicanor Haon, « et les causes d'un départ sont toujours mixtes ». Enfin, pour lui, si on considère les moyens énormes engagés par les pays occidentaux pour faire la guerre en Libye, « qu'est-ce que ça leur coûterait d'accueillir cette poignée de gens qui en ont subi les conséquences? ». A cet égard, la France, qui a joué un rôle central dans ce conflit, ne s'est guère illustrée : elle a accepté... un seul réfugié.
II. UNE SITUATION HUMANITAIRE DEJA PREOCCUPANTE
Tout doucement, le camp s'est vidé. Au départ, seuls les Irakiens étaient autorisés par l'armée à en sortir, « ce qui nous faisait suspecter une discrimination », commente pudiquement le HCR. Par la suite, toutes les nationalités ont pu se rendre, et même s'installer, à Ben Gardane ou à Zarzis – un phénomène appuyé par le HCR. D'autres partent le matin pour travailler et reviennent au camp le soir. Le FTDES a signalé à ce propos de nombreux cas d'exploitation de ces travailleurs informels, qui non seulement sont très mal payés mais souvent ne reçoivent pas leur dû. « Mais les réfugiés ne dépendent pas de cela, ils sont nourris dans le camp », rappelle la représentante du HCR. C'est vrai... mais plus pour les rejetés, désormais forcés à chercher des ressources propres pour se nourrir.
Plus de distribution de nourriture pour les « rejetés »
Avec la baisse du nombre d'occupants, le démantèlement du camp a commencé, notamment de tentes et d'installations sanitaires. Les réfugiés seront regroupés de façon à isoler les « rejetés » dans l'espace... et ainsi, sans doute, de préparer ainsi le moment où ils seront livrés à eux-mêmes. Les différentes écoles (une par nationalité) seront probablement fusionnées en une seule. Enfin, la cuisine a été fermée fin octobre 2012, une mesure critiquée par la société civile, mais que « nous aurions dû prendre depuis longtemps », précise la représentante du HCR, « puisque c'est ce qui se fait dans les camps de réfugiés du monde entier » (les occupants cuisinent eux-mêmes à partir de ce qui leur est fourni).
Actuellement, les réfugiés reçoivent chaque mois de la nourriture sèche (riz, huile, pâtes, farine, lentilles, concentré de tomate...) et 75 dinars par mois et par personne pour acheter les produits frais. Ils sont également pourvus de « kits d'hygiène » mensuels. Par contre, les rejetés ont reçu leur dernier panier de nourriture fin octobre. Ils continuent à bénéficier de l'eau, des abris, des toilettes et des douches, de l'école et des services de santé, mais n'ont plus droit aux distributions individuelles, y compris de couvertures et de kits d'hygiène.
« S'ils ont de la chance, ils arriveront en Europe »
Interrogée sur le devoir humanitaire d'aider ces 200 à 300 personnes déracinées et qui vivotent en plein désert, l'institution des Nations Unies reste de marbre. Ursula Schuze répète qu'ils ne sont plus du ressort du HCR et commente simplement que « déjà, leur présence est tolérée ». Elle rappelle que le HCR est allé au-delà de sa mission en sollicitant auprès de bailleurs de fonds, comme la Suisse, des moyens pour permettre le retour au pays et la réintégration de ceux qui seront finalement candidats au départ. « Ceux qui ne veulent pas retourner dans leur pays s'en iront tenter de prendre le bateau pour Lampedusa. S'ils ont de la chance, ils arriveront en Europe. Sinon, ils mourront en mer », conclut laconiquement la représentante de l'UNHCR. « Mais ces personnes sont loin d'être les plus vulnérables, je ne me fais pas de souci pour eux ».
III. LES PROJETS TRES FLOUS DU GOUVERNEMENT
Le HCR le répète sur tous les tons : c'est désormais à la Tunisie de s'occuper des derniers occupants du camp de Choucha. Sorties du giron des Nations Unies, les 200 à 300 personnes rejetées sont déjà du ressort des autorités tunisiennes. Quant aux 300 à 400 réfugiés non réinstallés, ils s'ajouteront à leur responsabilité dès la fermeture du camp en juin. La représentante du HCR évoque pour ces derniers des projets d'aide à l'intégration en Tunisie (microcrédits, cours de langues, formation professionnelle...), en partenariat avec la société civile. Un fonds d'aide a même été sollicité à l'Allemagne par le HCR. Mais ces programmes ne seront que supervisés par l'institution internationale, depuis ses bureaux à Tunis. C'est bien le gouvernement tunisien qui est censé prendre en main le sort des réfugiés et leur ouvrir les portes de la société pour leurs formalités administratives, le droit au travail, la santé, l'éducation...
« Ils sont les bienvenus », mais...
Pourtant, quand on se tourne vers les autorités tunisiennes, on tombe de haut. Le moins qu'on puisse dire est qu'on ne rencontre pas beaucoup d'enthousiasme pour ce « passage de relais ». Certes, des réunions interministérielles ont eu lieu régulièrement sur le sujet des réfugiés au ministère des Affaires sociales, qui chapeaute le problème. Les 12 et 13 novembre 2012, une délégation gouvernementale est même partie à Choucha pour faire un état des lieux avec le HCR et la société civile. C'est seulement à ce moment, affirme Khalil Zaouïa, que les autorités tunisiennes ont pris la mesure du problème : « Jusqu'en septembre, le HCR nous disait que la totalité serait prise en charge. Ce n'est qu'à l'occasion de cette visite que nous avons eu ces chiffres du nombre de personnes qui resteraient en Tunisie ». Le ministre continue à espérer un miracle : « nous voudrions que le HCR en place un maximum, le nombre de 400 ne paraît pas tout de même pas insurmontable », nous a-t-il ainsi confié - alors que l'institution onusienne a clairement annoncé que cela n'aurait pas lieu.
Les témoignages de la société civile impliquée à Choucha, et présente lors de la réunion de novembre, sont révélateurs. Ainsi, remarque Yasin Abbas, chef de mission au Conseil danois des réfugiés, « les responsables du gouvernement ont assuré que les réfugiés étaient les bienvenus, mais on n'a pas eu l'impression qu'ils aient une stratégie réelle pour eux ». Cette réticence des responsables se fonde en partie sur celle que les réfugiés eux-mêmes ont clairement exprimée, que ce soit le groupe des « reconnus » ou celui des « déboutés ». Leurs témoignages sont unanimes, tous ne demandent qu'une chose : pouvoir s'installer en Occident. Aucun n'envisage a priori d'avenir en Tunisie. Ce qui n'empêche pas le ministre des Affaires sociales de reprendre à son compte un argument contradictoire, celui de l'appel d'air: intégrer ces demandeurs d'asile rejetés aboutirait à attirer d'autres migrants en Tunisie !
43 millions DT dépensés pour le camp de Choucha
Par ailleurs, alors que le pays n'a jamais connu autant de revendications économiques, le coût d'un éventuel programme pour les réfugiés est forcément très présent dans l'esprit des responsables tunisiens. Ainsi le ministre des Affaires sociales, interrogé par Kalima, met en avant des chiffres inédits : la Défense a déjà dépensé, pour le camp de Choucha, pas moins de 43 millions DT (de février 2011 à octobre 2012). Les dépenses étaient bien sûr bien plus importantes au début (12 millions DT rien que du 20 février au 31 mars 2011) mais en octobre 2012, l'armée déboursait encore 500 000 DT.
Le problème le plus aigu concerne les 200 à 300 « rejetés » présents en Tunisie. Pour eux, pas de programme du HCR, pas de fonds d'aide à l'installation. La position du gouvernement oscille entre rejet total et « souci de bien faire », notamment aux yeux de la communauté internationale. D'un côté, déclare Khalil Zaouïa, « ce qui nous dérange, c'est le récent rationnement de la nourriture par le HCR, on a créé une situation humanitaire préoccupante ». Mais en même temps, il avoue qu'« à l'échelle gouvernementale, il n'y a encore aucune décision allant dans le sens de leur intégration. (…) Nous espérons soit qu'ils soient pris en charge par des ONG, soit qu'ils retourneront dans leur pays ».
Les expulsions restent taboues en Tunisie
Mais si ces gens ne veulent pas, ne peuvent pas, partir d'eux-mêmes, comme ils le clament depuis des mois, va-t-on les expulser ? Non, décidément, le ministre se refuse à employer le terme d'expulsion : « Nous espérons plutôt les convaincre par le dialogue ». Il va sans dire qu'une expulsion massive serait désastreuse pour l'image de la nouvelle Tunisie. Par ailleurs, remarque-t-il aussi, « garder ces gens ici serait les exposer à l'exploitation et donc donner une mauvaise image du pays ». Un dilemme qui en théorie, devrait pousser le gouvernement, bon gré mal gré, à accueillir ces ex-demandeurs d'asile dans des conditions correctes !
Il faut tout de même préciser que contrairement au Maroc ou à l'Algérie, les réfugiés et les demandeurs d'asile présents en Tunisie n'ont jamais subi d'expulsions abusives. Cette tolérance des autorités peut s'expliquer par leur nombre, jusque-là relativement faible, et par la protection de l'article 17 de la constitution de 1959 : « Il est interdit d'extrader les réfugiés politiques ». Certes, les forces de l'ordre ne sont pas toujours tendres. Bien que le HCR souligne que « la collaboration avec l'armée s'est étonnamment bien passée », les militants du FTDES ont dénoncé des actes racistes de la part des militaires de Choucha, et des abus, surtout au début (interdictions de sortir du camp, passeports confisqués). De plus, ils remarquent chez les forces de l'ordre une confusion: les occupants somaliens du bateau échoué en mars ont été amenés à Choucha « comme si c'était un centre de rétention », note le FTDES. « Les policiers ont tendance à y amener tous les Subsahariens illégaux ».
IV. UN DERNIER ESPOIR, LES ASSOCIATIONS
Si la société civile, elle aussi, déserte progressivement le camp, il reste heureusement plusieurs associations qui n'ont pas l'intention pour autant d'abandonner les gens à leur sort, y compris de petites associations locales, comme le FTDES de Zarzis, en collaboration avec des associations de Djerba, Médenine ou Ben Gardane, qui veut organiser en faveur des déboutés des collectes de nourriture, de couvertures et de produits pour bébés.
Actuellement les deux ONG restantes se partagent le travail de « sous-traitance humanitaire » du camp auprès du HCR : le Secours islamique et le Conseil danois des réfugiés. Le Secours islamique (Islamic Relief Worldwide) s'occupe de la gestion du camp, des abris, de l'eau et de l'assainissement. Il distribue aussi la nourriture et l'argent, distributions financées par le HCR. Le Danish refugee council (DRC) s'occupe de l'éducation, des services communautaires et des services médicaux du camp. Il surveille aussi les conditions de vie des « personnes vulnérables ». Parmi les réfugiés, il a recensé récemment 42 mineurs non accompagnés, 20 femmes seules et une dizaine de mères de famille. « Nous ne pouvons pas abandonner les réfugiés comme ça, nous voulons nous assurer que tous les enfants auront accès à l'éducation », rassure le responsable au DRC, Yasin Abbas.
« Le gouvernement a tout intérêt à voir aboutir nos projets »
Le chef de mission du Secours islamique, Abdelhamid Kalaï, emploiera exactement la même expression : « nous sous-traitons actuellement pour le HCR, mais quelle que soit leur décision, nous n'allons pas partir comme ça » ! Pour les réfugiés non réinstallés, le Secours islamique a un projet combinant la formation professionnelle et l'emploi, comprenant un jumelage entre réfugiés et Tunisiens. « Nous sommes là pour les encadrer et les former, pour qu'au moins ils apprennent quelque chose lors de ce 'séjour' en Tunisie », commente Kalaï. Et comme ces projets sont conçus pour profiter à 60 % de réfugiés et 40 % de Tunisiens, « le gouvernement a tout intérêt à les voir aboutir, d'autant qu'on ne lui demande rien ! ».
Le projet de formation professionnelle repose notamment sur un centre à Médenine, avec des « sorties » organisées à Sousse ou Sfax, et des cours de langue. L'ONG a déjà acquis des ordinateurs pour proposer une formation en informatique. Elle travaillera en coopération avec le Croissant-Rouge tunisien, qui a des centres à Gabès et à Sfax, ainsi qu'un programme pour les nouvelles arrivées.« Comme le Sud a un taux de chômage plus important qu'ailleurs, il peut être judicieux de créer des petits centres ailleurs », précise Kalaï. « Nous voulons aussi placer des apprentis dans l'industrie ». Entre mars et juin, le Secours islamique prévoit que les participants au projet sortiront du camp et recevront une aide pour louer des maisons (cofinancée par le HCR). Tous ces projets sont encore en cours de négociation, les accords devraient être bientôt signés. « Une installation provisoire en Tunisie nous paraît la seule solution raisonnable », conclut le chef de mission du Secours islamique, « puisque les réfugiés nous disent qu'ils aiment la Tunisie, mais qu'ils ne veulent pas y rester car il y a déjà trop de chômage pour les Tunisiens et pas d'avenir pour eux ».
Quant aux « déboutés », heureusement pour eux, Islamic Relief voit au-delà de la position du HCR qui est en train d'interrompre toute assistance à leur égard. « Nous voyons uniquement l'aspect humanitaire et nous avons envoyé des rapports à notre siège pour faire un plaidoyer en leur faveur », assure Abdelhamid Kalaï. « Nous voulons soutenir la solidarité nationale et les initiatives des ONG locales, nous sommes en train de chercher d'autres fonds pour la Tunisie ».
La main-d'œuvre réfugiée intéresse déjà des entreprises
Un projet « pilote » apporte un éclairage intéressant sur l'intégration possible des réfugiés en Tunisie. Le Croissant-Rouge travaille déjà avec des réfugiés récemment débarqués en Tunisie, une cinquantaine de rescapés du bateau arrivé début septembre (avec 156 personnes à bord) et momentanément placés à la Maison des Jeunes de Zarzis (les autres sont repartis via l'OIM). Par la suite le Croissant-Rouge a loué quatre appartements à Médenine pour un groupe de 37 Érythréens. L'accord signé avec le Secours islamique pour leur faire bénéficier de formations professionnelles a pour l'instant rencontré un écho timide chez les réfugiés, explique Mongi Slim, responsable du Croissant-Rouge à Médenine. « Ils disent qu'ils sont grands, qu'ils ont déjà des formations, et ils doutent de leur capacité à s'intégrer dans cette culture nouvelle, avec souvent une religion différente », raconte-t-il. « Mais avec le temps, je les vois s'intégrer, au bout d'un mois ils se sont déjà fait des amis au marché... ».
Autre révélation : ce n'est pas si difficile de leur trouver du travail. « Ils participent à des travaux de bâtiment, à la récolte des olives... et nous recevons déjà beaucoup de demandes d'entreprises tunisiennes pour les engager ! », précise le militant associatif. Un paradoxe, dans un pays touché par le chômage ? Pas vraiment. En effet, les jeunes Tunisiens diplômés refusent souvent de faire ces petits boulots et beaucoup d'entreprises ont du mal à trouver de la main-d'œuvre.
De tout cela, Mongi Slim déduit que malgré les réticences de part et d'autre, les réfugiés de pays subsahariens peuvent s'intégrer si on leur donne une chance : « L'idéal est de leur laisser la possibilité de vivre ici correctement. Si après cela, ils ne sont toujours pas satisfaits de leur situation en Tunisie, au moins auront-ils eu le choix ». Mais pour cela, les militants ont besoin que l’État joue son rôle en donnant des orientations et un cadre légal : « Nous attendons toujours que l’État fasse quelque chose, ou du moins qu'il s'exprime, mais pour l'instant, on n'a rien vu venir ! »
V. UN PROJET DE LOI POUR L'AVENIR ?
Avançant l'idée d'un « passage de relais » serein avec les autorités tunisiennes, le HCR aime à rappeler les avancées de la Tunisie dans le domaine des réfugiés, illustré par son projet de loi sur l'asile, alors qu'« aucun pays du monde musulman ne s'est encore doté de loi », selon les mots d'Ursula Schuze. En effet, en Afrique du Nord, seule la Mauritanie a élaboré une loi nationale sur l'asile en 2010. « La version finale du texte devrait être soumise pour approbation au Gouvernement, puis présentée au Parlement à l'occasion de sa session de 2012 », précise le HCR sur son site. Quant à l'Algérie, elle en est aux premiers stades puisqu'elle a demandé l'assistance du HCR pour rédiger une telle loi.
L'esprit du texte conforme aux traités internationaux
En 2012, le ministère de la Justice tunisien a décidé de s'atteler à ce problème, notamment grâce aux spécialistes du Centre d'études juridiques et judiciaires et aux conseils dispensés par le HCR. Le texte a été envoyé à tous les ministères en novembre 2012, nous a précisé Ichrak Ben Ezzine, magistrate attachée au ministre pour la coopération internationale. « L'esprit du texte est conforme aux textes internationaux ratifiés par la Tunisie : la Convention sur les réfugiés (1951), le Protocole additionnel de 1967 et la Convention de l'OUA (1969) », poursuit-elle. « Nous nous sommes aussi inspirés de textes étrangers, comme les lois française, espagnole et mauritanienne ».
Le projet de loi, qui s'appellera peut-être « Loi sur le droit d'asile et les droits des réfugiés », est accompagné d'un projet de décret-loi qui met en place une instance ou commission nationale, capable d'examiner les demandes d'asile, et où tous les ministères seraient représentés. Ses différents articles garantissent aux réfugiés et demandeurs d'asile tous les droits imaginables : le droit à être secouru, au recours devant les tribunaux et l'aide judiciaire ; le droit à se déplacer dans le pays et à l'étranger ; le droit à l'éducation, à la propriété, au travail légal et à l'exercice de professions libérales ; le droit de créer une association ; la liberté de culte...
Une loi adoptée au mieux dans un an
Lorsque les différents ministères auront donné leurs commentaires sur le texte, la société civile et les experts internationaux seront consultés. Le texte final sera présenté devant l'Assemblée nationale constituante. Ce ne sera donc pas avant six mois. Mais combien de temps s'écoulera avant que l'ANC l'adopte ? Et combien de temps encore pour que la loi, qui reste très générale, soit traduite par des mesures administratives concrètes ? La société civile sensible au sort des réfugiés ne se fait guère d'illusions : « cette loi est loin d'être prioritaire pour le gouvernement et l'Assemblée, on ne verra rien avant deux ans », estime Nicanor Haon. Une éternité lorsqu'on se bat au quotidien pour une vie décente, loin de son pays natal.
Kalima Tunisie, le 21/01/2012