Publié le : 10/07/2013
Il n’est pas dix heures et Médenine est déjà écrasée de soleil. Pourtant, dans le salon de Fatma et Zaineb, le gros ventilateur reste immobile. Il est encore trop tôt.
Trop tôt pour elles aussi : il a fallu frapper longuement au portail azur pour qu’apparaisse Fatma, ensommeillée et ébouriffée. A présent, elle est tirée à quatre épingles : à la vue de l’appareil photo, elle a filé « se faire belle ». On a patienté dans le salon, une grande pièce plongée dans la pénombre, persiennes bleues fermées. Deux jeunes enfants dorment, entourés de peluches colorées, sur un matelas posé à même le sol. Dans un coin, un téléviseur éteint. Ça sent le renfermé et les épices. Fatma revient. Le résultat est réussi : voilée d’indigo, maquillée et vêtue d’un jean moulant, elle est superbe.
Depuis deux mois, Fatma et Zaineb partagent cette petite maison d’un quartier résidentiel de Médenine. Assises dans leur salon, elles racontent leurs histoires, leurs vies. Avec des gestes, des silences. Des rires, parfois. Pourtant ça n’est pas tellement drôle.
Deux ans et deux mois
Fatma a 24 ans. Elle en paraît parfois beaucoup plus, quand son regard se durcit. Comme lorsqu’elle évoque ses débuts au camp de transit de Choucha, où elle est arrivée en mars 2011. « Il y a deux ans et deux mois », elle a compté. Cette jeune tchadienne est arrivée avec son mari, un Soudanais épousé en Libye, où elle vivait depuis son enfance.
Depuis, elle a divorcé. « Trop de disputes », explique-t-elle évasivement avec un geste de la main, comme pour chasser une mouche, ou un mauvais souvenir. C’est après cette séparation qu’elle a rencontré Zaineb, qui venait d’avoir un bébé.
Zaineb reste silencieuse. Immobile sous son foulard panthère, le regard dans le vague, elle laisse Fatma relater son histoire, ne parlant que par monosyllabes pour apporter çà et là une précision. Elle est fragile, hypersensible, m’a-t-on prévenue. A 20 ans, elle souffre d’une maladie chronique.
Cette Soudanaise est née en Libye, où elle vivait avec son mari – le père des deux enfants, des jumeaux de trois ans, qui dorment dans un coin de la pièce. Il est mort en essayant de traverser la Méditerranée. Une mort presque ordinaire, sur ces côtes africaines, où les sirènes de Lampedusa appellent les rêveurs, et les désespérés.
« Vulnérables »
Mais Zaineb n’a eu que peu de temps pour porter le deuil. Très vite, la révolution éclate. Zaineb s’enfuit vers l’ouest. Elle sera violée au cours des hostilités. Un évènement qu’elle évoque sans émotion apparente, visage de cire et regard éteint. Neuf mois plus tard, installée à Choucha, elle accouche d’une petite fille. C’est alors qu’elle rencontre Fatma, et devient son amie.
Comme une coïncidence, un braillement s’élève de la chambre, puis retombe. Les deux femmes reprennent leur récit. Zaineb et Fatma font parties des réfugiées « vulnérables ». Des femmes seules, avec, dans le cas de Zaineb, des enfants et des ennuis de santé. Pourtant, ni l’une ni l’autre ne sont parties en réinstallation. Un dossier conjoint pour Fatma et son mari a été présenté. C’était avant le divorce. Le dossier a été accepté. Son mari est parti, elle est restée. Sans trop de regrets, dit-elle.
Toutes deux l’assurent : l’Europe et les Etats-Unis ne les font pas particulièrement rêver. A Choucha, elles cherchaient avant tout une protection et un environnement stable.
Aussi, quand l’opportunité de s’installer à Médenine s’est présentée, elles ont accepté, et se sont installées dans cette maisonnette blanche et bleue. Deux chambres, un salon, des tapis au sol et des ventilateurs aux plafonds.
Moins de 2 euros par jour
Contrairement à de nombreux réfugiés, Fatma et Zaineb sont d’accord pour rester durablement en Tunisie. Une seule chose leur importe : que le droit national tunisien se préoccupe de leur sort, pour leur permettre, par exemple, de travailler légalement.
Car elles ne sont pas riches : le HCR donne à Fatma 90 dinars (45 euros) par mois, soit moins de deux euros par jour. Zaineb reçoit 140 dinars (70 euros) pour elle et ses enfants. Chacune reçoit aussi un carton alimentaire : pâtes, riz, huile et concentré de tomates. Mais elles ne vont pas loin avec ça. Leur loyer, de 220 dinars (110 euros) par mois, est payé par l’ONG musulmane internationale Islamic Relief, l’un des « sous-traitants » du HCR en Tunisie.
Quand Fatma et Zaineb sont arrivées à Médenine, elles avaient peur « de ne pas y arriver » : dans le camp, elles étaient prises en charge en permanence, et appréhendaient d’être livrées à elles-mêmes. Mais c’est moins difficile que prévu. En fait, racontent-elles, le seul problème ici, c’est le quartier. Des problèmes avec les voisins ? Du rejet, du racisme ? « Non, le problème, c’est qu’on s’ennuie ici ! ».
Fatma a 24 ans, mais elle en paraît parfois beaucoup moins. Comme lorsqu’elle râle contre le manque d’animation du quartier. Ses petits pieds aux ongles vernis se balancent d’impatience quand elle explique qu’elle aimerait « sortir, voir des gens, bavarder ». « Au moins, à Choucha, les gens jouaient au foot ! »
Pour l’instant, elle veut suivre des cours d’informatique dispensés par Islamic Relief. Elle a vu, à la télévision, des ordinateurs. Elle tape sur un clavier imaginaire, s’amuse. Elle veut aussi apprendre à lire et à écrire. Son rêve tient en trois mots : « travailler, être indépendante et, un jour, voyager ».
Le Monde.fr, le 04/07/2013