Tribune de Delphine Rouilleault initialement parue dans Libération le 1er février 2023.
Cinq ans après la dernière loi sur l’asile et l’immigration, notre pays s’apprête, à nouveau, à débattre de sa politique migratoire, véritable marronnier de notre vie législative. Dans un contexte où trop de responsables politiques peinent à aborder sereinement ces enjeux, et où l’extrême droite en profite pour instrumentaliser et mettre en péril des projets d’accueil solidaire, on est en droit de s’interroger sur le sens même de cette nouvelle initiative.
Le projet de loi présenté ce mercredi en Conseil des ministres se veut prétendument « équilibré ». Bien sûr, il comporte un volet « intégration par le travail », indispensable dans son objectif. Mais les dispositions qu’il contient, comme celle sur le travail des demandeurs d’asile, sont peu opérationnelles ou trop restrictives pour avoir un effet réel. La mesure emblématique visant à créer un cadre de régularisation pour les travailleurs sans papiers, louable mais peu ambitieuse, est d’ores et déjà ciblée par la droite parlementaire et fera l’objet d’insupportables marchandages et de renoncements programmés. Que restera-t-il, alors, du texte ? Des dispositions visant à accélérer les procédures de demande d’asile pour éconduire au plus vite, au détriment, on peut le craindre, des droits fondamentaux des personnes. D’autres mesures, censées augmenter le nombre d’éloignements, mais qui loin d’atteindre leur but risquent surtout d’accroître le nombre de personnes sans droits. Avons-nous vraiment besoin de cela ?
Refuser de céder à l’instrumentalisation politique
En matière de politique migratoire, nous n’avons pas besoin d’équilibre, mais de courage. Le courage de refuser de céder à l’instrumentalisation politique, de cesser de flatter les passions tristes d’une société française prétendument hostile. Le courage de regarder en face la réalité du monde et de s’organiser pour accueillir avec humanité et bienveillance les populations toujours plus nombreuses poussées sur les routes de l’exil.
Alors quitte à adopter une nouvelle loi, autant qu’elle soit utile. La concertation organisée au mois de décembre a été à cet égard décevante. D’une seule voix, les associations ont soulevé le manque de places d’hébergement, les difficultés d’accès aux titres de séjour, aux soins ou au marché du travail, l’impératif besoin d’apprendre le français sans attendre… De tout cela, il ne semble presque rien rester.
Pourtant, nous avons besoin que nos politiques évoluent. Le passage par la rue, indigne, dangereux pour la santé physique et mentale de ceux qui le subissent, ne doit plus être la porte d’entrée de la demande d’asile. L’expérience de l’accueil des réfugiés d’Ukraine a fait l’éclatante démonstration que nous savons nous organiser pour qu’aucun réfugié ne passe une nuit dehors. Ce même objectif devrait prévaloir pour tous. Il faut ouvrir des centres d’hébergement d’urgence et de transit, dans toutes les grandes villes, pour accueillir dignement et répartir les demandeurs d’asile sur le territoire. De grandes collectivités locales annoncent aujourd’hui être prêtes à travailler avec l’Etat pour cela. Nous appelons le gouvernement à saisir cette main tendue pour, enfin, sortir de l’urgence sociale et morale dans laquelle nous sommes plongés.
Lever les freins administratifs
Nous devons aussi lever les freins administratifs à l’accès aux droits des étrangers. L’exercice des droits, socle de notre pacte républicain, tend à devenir un privilège pour certains, tant les obstacles sont légion. Une personne réfugiée, protégée par l’Etat français, peut attendre une année entière pour disposer de son titre de séjour. Pendant cette période, elle aura le plus grand mal à louer un logement, ouvrir un compte bancaire, accéder à un emploi ou bénéficier des aides sociales auxquelles elle a droit… Suspendue dans un vide administratif, elle est précarisée et insécurisée, perd un temps précieux, et la société avec. Renforcer les moyens des préfectures, sortir de l’écueil du «tout numérique», former les administrations et les services publics à mieux accompagner les publics étrangers devraient être des priorités.
Le gouvernement a parfaitement raison d’insister sur le lien entre travail et intégration. Mais il existe bien d’autres pistes à creuser. L’apprentissage du français intervient trop tardivement, ralentissant l’insertion professionnelle et l’intégration à la société française. Nous demandons l’accès à des cours de français pour tous les demandeurs d’asile dès l’arrivée sur le territoire, sans distinction de nationalité. Le délai de carence de trois mois qui leur est imposé pour l’accès à l’assurance maladie est une aberration médicale, source infinie de difficultés, sur lequel le gouvernement devrait avoir, enfin, le courage de revenir.
Leur santé mentale est aussi un enjeu majeur qui mériterait qu’on lui accorde des moyens conséquents dédiés. L’accompagnement des femmes migrantes, victimes de violences, invisibilisées dans l’espace public et pour lesquelles trop peu de solutions adaptées existent, devrait être une priorité, en cohérence avec «la grande cause du quinquennat». Les étrangers en situation irrégulière mais non éloignables, car ressortissants de pays en guerre, vivent dans une zone de non-droits et devraient se voir accorder un droit au séjour en cohérence avec les engagements du gouvernement français. Et nous pourrions continuer, ici, longuement, une telle liste…
C’est pourquoi nous continuerons, dans les prochains mois, à nous tenir à disposition du gouvernement et des parlementaires pour proposer et convaincre qu’une autre politique est possible. Nous sommes convaincus que l’on ne pourra améliorer fondamentalement le dispositif d’accueil en France qu’en réformant nos règles européennes d’asile, notamment le règlement Dublin III. Mais à défaut de consensus européen, quitte à débattre d’une nouvelle loi, peut-être pourrions-nous faire progresser l’existant, pour sortir de cette crise du non-accueil et construire une société plus solidaire.