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Parole à Amara Fofana & Mamadou Kouassi

Publié le : 05/02/2024

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© Mamadou Kouassi / Amara Fofana

Cet article est issu de la Lettre de l'asile et de l'intégration, newsletter bimestrielle de France terre d'asile qui propose un éclairage sur des problématiques liées à l'asile et l’intégration en France. Inscrivez-vous pour la recevoir !

Le film « Moi Capitaine », sorti en salle le 3 janvier et nominé pour l’Oscar « meilleur film international », retrace le parcours de deux jeunes Sénégalais qui décident de rejoindre l’Europe. Rencontre avec Amara Fofana et Mamadou Kouassi qui ont inspiré Moi Capitaine et ont tous deux participé à l’écriture du scénario.

 

Comment avez-vous rencontré le réalisateur Matteo Garrone ?

Amara : Je l’ai rencontré grâce à une connaissance lorsque je logeais dans un centre d’accueil en Sicile. En 2016, Matteo et sa sœur sont allés en vacances en Sicile, et ils connaissaient le directeur de mon centre qui leur a raconté mon histoire. Le fait que j’avais crié « Je suis le capitaine » et que je suis allé en prison en arrivant en Italie. Il a raconté cette anecdote en riant. Mais Matteo n’a pas ri, et il a gardé l’histoire en tête. En 2020, il m’a contacté pour qu’on se rencontre, en me disant qu’il aimerait faire un film de mon histoire.

Mamadou : Moi j’ai rencontré Matteo en 2020. J’étais à Rome pour parler des conditions de travail des travailleurs saisonniers du secteur dans le Sud de l’Italie. Là-bas, j’ai raconté à une journaliste spécialiste des migrations, mon histoire, ma traversée du désert en Libye. Quand elle a entendu les détails de mon histoire, elle m’a dit que je devais rencontrer un réalisateur qui serait sans doute très intéressé par mon histoire. Quelques mois plus tard, Matteo m’a appelé et m’a invité à Rome pour commencer à écrire. 

 

Qu’est-ce que vous avez ressenti en voyant votre histoire au cinéma ?

Amara : C’était… choquant… Je suis resté presque cinq minutes immobile tellement c’était impressionnant. Je ne me rendais pas compte à quel point c’était dur tout ce qu’on a vécu. Mais en voyant tout ça en images, c’était trop impressionnant. J’ai ressenti tellement d’émotions, j’étais submergé. Triste, mais pas que…

Mamadou : Le film m’a impressionné… Déjà les images, Matteo a fait un travail formidable. Et puis, revivre mon passé et le passé de tellement de gens, revoir les personnes que j’ai vu périr en Libye ou pendant la traversée… J’étais en colère de voir la souffrance de l’être humain, causée par l’être humain. Fâché contre moi-même, mais surtout contre l’humanité. Matteo a réussi à raconter de manière unique ces expériences. C’est important pour nous d’apporter cette voix, pour que les gens sachent. Désormais, à travers le cinéma, on peut faire comprendre au monde les souffrances qu’on a subies. Je suis très reconnaissant de pouvoir apporter notre contribution et montrer cette réalité au monde entier.

 

Le film se finit sur l’arrivée du bateau en Italie. Auriez-vous des choses à ajouter sur le parcours des personnes migrantes une fois arrivées en Europe ? 

Amara : Tout le monde n’arrive pas à Lampedusa ; moi par exemple, je suis arrivé à côté de Catane. Quand je suis arrivé au port, j’ai tout de suite été conduit en prison, comme j’avais conduit le bateau… Je ne vais pas rentrer dans les détails mais oui, on doit faire face à plusieurs types de difficultés quand on arrive en Europe. Apprendre la langue, trouver une formation, des études qui nous conviennent, échanger [dans le sens de reconnaitre, ndlr] nos diplômes. L’intégration aussi, c’est un autre sujet hyper compliqué. Pour ma part, le temps de sortir de prison, c’était encore plus difficile après. En fait, on ne pourrait pas raconter toutes les difficultés que chaque personne rencontre sur son chemin, il y’en a tellement, c’est impossible.

Mamadou : Moi, je n’étais pas censé arriver à Lampedusa. On a eu un problème en mer… Le bateau s’est brisé en deux, il y a eu plusieurs personnes qui sont mortes. On a dérivé, et on a croisé des pêcheurs qui ont appelé Lampedusa. Je ne me souviens pas, j’ai perdu connaissance… et quand je me suis réveillé, j’étais à Lampedusa. Aujourd’hui en Europe, une personne qui fait un sauvetage en mer peut être poursuivie en justice pour avoir « aidé l’immigration irrégulière ». Résultat, des ONG comme SOS Méditerranée, qui essayent de sauver des vies humaines ont peur de le faire. Moi j’ai été sauvé grâce à ces navires de sauvetage. C’est important que l’Europe adopte une politique pour sauver des vies humaines, celles des gens qui cherchent un bon futur en Europe. Quand tu arrives, on te met dans un centre d’accueil pendant des mois et puis, du jour au lendemain, c’est fini. Aucune information, indication, rien. Bien sûr que les personnes sont désorientées, elles ne savent pas où aller, et deviennent des clandestins. Et puis, pour survivre, il faut travailler ; sauf que sans papiers, tu te fais exploiter. Moi-même j’ai vécu l’exploitation en Italie : j’ai travaillé sur les champs de tomates, d’oranges. La souffrance ne s’arrête pas lorsqu’on arrive sur le territoire européen. En plus, moi je viens de Côte d’Ivoire, ancienne colonie française. Je suis arrivé en Italie, et quand j’ai essayé d’aller en France, j’ai été renvoyé en Italie à cause du règlement Dublin, parce que c’était le premier pays d’entrée. Mais c’est complètement contradictoire ! Moi qui parlais français, je devais rester en Italie. Eh bien, je suis resté…

 

Aujourd’hui, quel message aimeriez-vous faire passer aux responsables quant aux politiques migratoires mises en place ?

Amara : Ah… Il y a des milliers de messages qu’on a déjà fait passer, et ils sont arrivés… Mais jamais rien n’est fait. Les ONG ont fait un grand nombre de films, de reportages sur la situation en Libye, en Tunisie, au Maroc. Ils savent tout ce qu’il se passe. Ils ne font rien. Mais l’immigration, ça a toujours existé, et ça existera toujours. Ça nous dépasse tous ! Dans quel pays il n’y a pas d’immigration ? Même dans le pays le plus pauvre du monde, il y’a des Européens. Mais on ne regarde que lorsque ce sont les Africains qui viennent en Europe. Et puis on te demande si ton pays est en guerre, s’il y a une crise humanitaire… Les Européens qui vont au Canada ou en Australie, leur pays à eux, il est en guerre ? Si j’avais un message à faire passer aux dirigeants, ce serait : quel est le prix de la liberté ?

Mamadou : Je suis entièrement d’accord, et j’aimerais ajouter une réflexion. L’immigration c’est un phénomène complexe ; pas seulement en Europe mais sur tous les continents. A travers ce film, on donne les instruments pour faire comprendre aux gens cette injustice que les gens vivent, qu’il faut changer de regard sur l’immigration. Apporter des changements de lois, donner des visas pour les élèves qui veulent venir étudier en Europe, à ceux qui veulent venir travailler. Il faut expliquer et montrer l’importance de la liberté de circulation. En réalité, plus les gens ont des papiers pour voyager, plus on peut contrôler l’immigration. J’aimerais que ce film soit un instrument à l’appui de l’Union européenne, aux politiques européennes et nationales. Le film va être vu aussi en Afrique à travers Pathé. C’est important de changer la vision des jeunes, de leur montrer la réalité du voyage. Aujourd’hui, l’Europe donne des millions à la Libye et à la Tunisie pour arrêter les migrants, alors que cet argent pourrait être utilisé pour créer de l’emploi directement en Afrique, pour changer la vie là-bas. Et surtout, il faut que l’UE réalise : l’Europe a besoin de l’Afrique, et l’Afrique a besoin de l’Europe.