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Les migrants oubliés du Yémen

Publié le : 08/02/2011

Le Yémen ne semble pas être le premier endroit où l’on penserait se rendre en quête de sécurité ou d’une vie meilleure : extrême pauvreté, tribus rebelles, insurrections, conflits armés persistants, mers infestées de pirates… Pourtant chaque année, des dizaines de milliers de réfugiés arrivent depuis la Corne de l’Afrique avec l’espoir d’échapper à la guerre, aux persécutions, à la famine et à la sécheresse.

William Spindler est porte-parole du Haut commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) en France. Voir le reportage photographique est de Rocco Nuri.

Guetter la mer

Dans les neuf premiers mois de l’année 2010, plus de 36 000 migrants et réfugiés ont entrepris la périlleuse traversée de la mer Rouge ou du Golfe d’Aden. Nombre d’entre eux y ont laissé la vie. Loin des yeux du monde et des caméras, cette tragédie humaine se joue depuis des années. En silence.

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Le 17 septembre 2010, deux Somaliennes, dont l’une était enceinte de cinq mois, se sont noyées au large des côtes du Yémen, alors que les passeurs débarquaient en eaux profondes, dans l’obscurité totale, les 55 passagers d’une embarcation partie d’un village à l’est de Bossaso, dans le nord de la Somalie. Ils ont navigué par une mer houleuse pendant plus de 40 heures avant d’atteindre Bir Ali, à 500 km à l’est d’Aden au Yémen. Cinquante-deux personnes ont réussi à atteindre le rivage. Les corps des deux femmes ont été retrouvés, et enterrés aux alentours de Bir Ali. Le corps de la troisième personne, non identifiée, n’a jamais été retrouvé. La même semaine, un Ethiopien a été battu à mort par des passeurs dans un bateau transportant 105 migrants africains. L’homme avait été enfermé dans la salle des machines pour avoir supplié les trafiquants de lui donner de l’eau. Son corps a été jeté par-dessus bord. Deux exemples parmi des centaines de traversées… Le Haut commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) gère un camp au Yémen, lequel regroupent 12 650 personnes et recueille, jour après jour, les témoignages les plus épouvantables sur les conditions des traversées et la cruauté des passeurs.

Dans la chaleur du mois d’août, à Bab El-Mandab, petit village situé à l’entrée de la mer Rouge (environ 190 kilomètres à l’ouest d’Aden), deux jeunes Yéménites s’affairent dans un petit bureau accolé à une station-service. Ce sont les locaux du Conseil danois pour les réfugiés (CDR). Leur mission consiste à patrouiller le long de la côte à la recherche de migrants récemment arrivés d’Afrique. « Hélas, nous arrivons parfois trop tard et nous les retrouvons morts, se lamentent-ils. Entre juin et août 2010, plus de 40 cadavres ont été découverts par la population ou les autorités rien qu’autour du village de Bab El-Mandab. »

Ils travaillent en symbiose avec un vaste réseau de contacts (police, armée, gardes-côtes mais aussi société civile locale), et en liaison étroite avec le HCR et le Croissant Rouge yéménite, qui fournit les premiers secours, de l’eau et des barres énergisantes aux nouveaux arrivants.« En moyenne, trois bateaux au moins accostent chaque jour, affirment-ils, et il y a quelque temps, nous en avons même compté huit en une seule journée ! Cela veut dire qu’entre 250 et 300 personnes débarquent quotidiennement (ou arrivent à la nage) sur les côtes yéménites ».

Bien que la situation sécuritaire et humanitaire se détériore en Somalie, le nombre d’arrivées de Somaliens au Yémen accuse une forte baisse. Selon des réfugiés nouvellement arrivés, il devient de plus en plus dangereux et difficile de fuir la Somalie. De nombreux civils déplacés sont littéralement pris au piège à l’intérieur du pays. Il y a une douzaine de points de contrôle sur la route entre Mogadiscio et le port de Bossaso, tenus par différentes milices et groupes armés. Ce qui explique qu’en 2010, seulement 10 % des nouveaux arrivants venaient de Somalie, tous les autres d’Ethiopie ».

Les migrants font un long voyage, si éprouvant, si épuisant qu’ils arrivent très affaiblis et en très mauvaise santé. « La semaine dernière, poursuivent-ils, dix Ethiopiens sont morts de déshydratation et de maladie après leur arrivée ». Le HCR a établi des procédures pour l’enregistrement, l’identification et l’enterrement des corps. Le Croissant Rouge Yéménite, en coordination avec les autorités locales, identifie les corps et délivre les rapports médicaux établissant la cause du décès. La plupart sont enterrés aux alentours de Bab El-Mandab.

Dans le camp de réfugiés d’Al Kharaz, à environ 40 km à l’ouest de Bab El-Mandab, un réfugié éthiopien arrivé la veille marche lentement dans les allées, hagard. « J’ai traversé le désert pendant deux jours depuis la frontière éthiopienne, explique-t-il, puis j’ai été retenu par des passeurs dans un lieux isolé, près du port d’Obock à Djibouti, avec des centaines d’autres réfugiés : il y avait des hommes, des femmes et des enfants. Il n’y avait ni nourriture ni eau potable. Les passeurs nous vendaient l’eau potable en bouteille à des prix exorbitants. Ceux qui ne pouvaient pas payer ont dû boire l’eau contaminée et salée des puits, à côté. Certains sont tombés malades et sont morts. Puis nous avons finalement pris un bateau. »

« Je crois qu’il y a plus de 1 000 Ethiopiens et 300 Somaliens à Obock, poursuit-il ; ils attendent de pouvoir rejoindre le Yémen. Chaque jour, quatre ou cinq personnes meurent de faim ou de diarrhée ». Un docteur de la clinique médicale d’Al Kharaz affirme qu’en trois jours, ils ont admis 26 Ethiopiens souffrant de gastroentérite sévère.

Il y a quelques 12 000 réfugiés somaliens et 650 réfugiés éthiopiens qui vivent dans le camp de Al Kharaz, certains d’entre eux depuis plus de dix ans. Les nouveaux réfugiés reçoivent soins, nourriture et eau, puis sont enregistrés – dans un premier temps – pour une période de trois mois. Même s’ils reçoivent gratuitement un logement, de la nourriture, un accès à l’éducation et aux soins, peu d’entre eux restent au camp ; Al Kharaz est un endroit triste et isolé. Ceux qui le peuvent préfèrent partir vivre ailleurs, à Aden ou Sanaa, et se débrouiller par leurs propres moyens. « Nous savons que la vie est très dure ici, au Yémen, et qu’il est difficile de trouver un travail, raconte un jeune Somalien. Mais c’est toujours mieux qu’en Somalie. »

Le Yémen, l’un des pays les plus pauvres du monde, est assez hospitalier pour les réfugiés et les demandeurs d’asile, puisqu’il accorde la protection à 233 000 réfugiés somaliens, alors que l’Arabie Saoudite et le Kenya viennent d’en expulser des milliers. Confronté à de nombreux problèmes sociaux, économiques et sécuritaires, le Yémen aurait besoin du soutien de la communauté internationale, laquelle pour l’instant reste sourde et muette. Le HCR fait face à une situation financière dramatique qui menace ses activités dans le pays et sera obligé de fermer certains centres d’accueil si la situation ne s’améliore pas rapidement.

Une partie des réfugiés essayent de rejoindre l’Arabie saoudite pour trouver un emploi comme ouvrier ou domestique. « Si vous avez de l’argent, les passeurs vous emmènent en voiture en Arabie Saoudite après votre arrivée, raconte un migrant éthiopien. Sinon, il vous faut marcher jusqu’à la frontière. » La route pour l’Arabie saoudite est rendue dangereuse et incertaine non seulement en raison du conflit en cours dans le nord du pays, mais aussi parce qu’ils risquent de tomber aux mains de trafiquants qui les vendent comme esclaves sexuels ou travailleurs forcés. Et ces réseaux sont puissamment organisés. Il arrive – trop rarement – que ces trafiquants soient arrêtés, jugés et condamnés. Le 25 septembre 2010, deux Yéménites et une ressortissante éthiopienne ont été condamnés à dix ans d’emprisonnement pour avoir vendu une jeune réfugiée somalienne de 16 ans à des trafiquants pour servir d’esclave sexuelle dans une maison close en Arabie saoudite. La jeune fille, retrouvée à Riyad et renvoyée à Mogadiscio, est en bonne santé et a rejoint l’Europe avec sa mère.

La plupart des victimes de ce trafic meurtrier n’ont pas cette chance : l’ONU estime à 12,3 millions à travers le monde les personnes victimes des trafics d’êtres humains. L’achat et la vente d’êtres humains aux fins d’exploitation est, avec le trafic d’armes, la seconde plus grande industrie criminelle dans le monde et présente la croissance la plus rapide.

Voir l'article sur le blog du Monde diplomatique