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Publié le : 17/01/2011
Madagascar, 1947: les morts sans nombre d’une insurrection, entretien avec J.L. Raharimanana.
Avec une superficie un peu supérieure à celle de la France, Madagascar est la cinquième île au monde, à 415 km des côtes mozambicaines. Sa culture est le produit de populations diverses, dont l’origine et les proportions font toujours question aujourd’hui, premier mystère démographique d’un pays qui en comptera bien d’autres, autrement plus tragiques. L’implantation française remonte à la colonie de Fort Dauphin, instituée au sud de l’île en 1643, la plus ancienne du continent. Mais c’est en 1884-1885, à la conférence de Berlin, que l’ensemble du territoire, comme d’autres, est attribué à la France, seul bastion face à la domination britannique au sud de l’Inde. Il faut encore une dizaine d’années et quelques incidents diplomatiques habilement exploités, pour que cette possession se change en conquête. Cette dernière se fait apparemment sans heurt, mais est suivie de neuf années de « pacification ». Le travail forcé est instauré, des ministres sont exécutés pour l’exemple et la reine contrainte à l’exil. Le bilan de cette période laisse une incertitude sur des chiffres le plus souvent passés sous silence, et désormais difficilement accessibles: ceux des morts laissés par les colonnes du général Gallieni, dont la brutalité prend exemple sur les méthodes de Bugeaud en Algérie. La dernière biographie en date, de 1989, réduit pourtant ces combats à quelques anecdotes, préférant s’attarder sur les intrigues de palais, certes bien mieux documentées, mais sans importance capitale, même d’un strict point de vue militaire. À ces morts sans nombre et sans image, l’auteur substitue encore le souvenir de la propagande civilisatrice: les écoles et les hôpitaux, les routes et les voies ferrées, et surtout l’abolition de l’esclavage(1). Force est de constater que ces bienfaits n’auront pas su convaincre, puisqu’en mars 1947, l’île se révolte à nouveau, malgré un rapport de forces immensément défavorable -un ancien militaire français évoquera en 2002 la «révolte des sagaies». Le contexte de la quatrième république, qui parle d’émancipation avec les mots de 1793, rend cette nouvelle pacification un peu plus inacceptable, assez en tous cas pour qu’elle n’ait pas été oubliée de tous les historiens. Sur l’instant cependant, les autorités sont encore assez sûres de leur droit pour avouer d’emblée un bilan de 89 000 morts. Ce dernier, repris en 1974 par Jacques Tronchon, grand spécialiste de la période, est aujourd’hui revu à la baisse sur la foi d’un seul article, tout d’abord publié dans les actes d’un colloque, puis repris dans Marianne et à deux reprises dans L’Histoire, avec des variations. Son objectif, lui, ne change guère: ramener le nombre des victimes de 89 000 à 10 000 ou à 40 000 -les deux chiffres étant avancés au passage avec la même assurance- et surtout, affirmer qu’une bonne part des décès est imputable aux insurgés eux-mêmes. L’explication fournie, surtout, révèle le fond de cette démarche obsédante: en créant l’insécurité, ils auraient contraint la population à mourir de faim et de froid dans les forêts pendant plusieurs mois.
En 2007, l’écrivain malgache Jean-Luc Raharimanana a consacré à son tour à la mémoire de cette insurrection un texte d’une grande force polémique et poétique intitulé simplement Madagascar 1947. Ce livre a été adapté au théâtre par Thierry Bédard, et est accompagné d’images insoupçonnées: l’une d’elles montre une femme sans âge, au visage décharné, les yeux hagards fixés sur l’objectif. Derrière elle, on distingue un gendarme français en uniforme et tout au fond, la forêt tropicale.
Olivier Favier: Je voudrais tout d’abord que vous reveniez sur ces photographies, leur histoire, leur absence longtemps. C’est une chose qui me frappe en effet: la plupart des guerres coloniales sont des guerres sinon sans images, en tous cas sans icônes pour la mémoire. Or celles que vous montrez dans votre livre, une fois révélées, sont difficilement oubliables.
Jean-Luc Raharimanana: Ces photographies sont issues du fonds Charles Ravoajanahary (1917-1996) qui fut une figure importante de l’accession de Madagascar à l’indépendance. Longtemps directeur du département de Langues et Lettres malgaches, il a toujours milité pour une réelle indépendance de l’île. Il était conscient que malgré l’indépendance obtenue en 1960, Madagascar était toujours sous domination économique, politique et culturelle. C’est ainsi qu’en 1981, il organisa une grande exposition photographique sur les “Résistances malgaches”. L’exposition comportait à la fois des photos et des illustrations sur toutes les guerres coloniales qui se sont succédées à Madagascar, du mouvement des Menalamba au début du siècle à la rébellion de 1947. Mais cette exposition allait également signifier le début de ses déboires politiques. En mettant en avant la notion de “Résistance”, il allait encourir les foudres du nouveau régime de Didier Ratsiraka, qui par la suite deviendra un régime dictatorial. L’exposition a été remise dans les oubliettes et Charles Ravoajanahary va avoir de moins en moins de marge de manœuvre. Les photos ont été “oubliées”, très peu sont remontées à la surface. C’est en décembre 2006 que j’ai vu ces photos pour la première fois, à Paris, chez sa fille, Randianina Ravoajanahary. Cette dernière, avec son compagnon Vincent Wable, étaient en train de réaliser un film sur moi (Gouttes d’encre sur l’île rouge), je sortais de plusieurs séances d’entretien avec eux, et de fil en aiguille, on en est arrivé à parler de la question de l’image sur les événements historiques de l’île. C’est là que Randianina Ravoajanahary m’a montré ce qui restait de l’exposition de son père, ce qu’elle avait pu sauver de cette exposition, vu les divers emprisonnements de son père… En tout une cinquantaine de photographies conservées dans une petite malle, déjà entamées par l’humidité et déchirées par endroits. Ce ne sont pas des photos originales, on ignore d’ailleurs l’auteur ou les auteurs des photographies. Il s’agit probablement de l’armée française. Lors des troubles en 1947-1948, en même temps que les bombes, l’armée française a largué des tracts et des photographies pour inciter les rebelles malgaches à se rendre et à se “ranger” du côté de la “civilisation”. Y figuraient des photographies montrant “les bienfaits de la civilisation” mais également des photographies montrant le sort qui attendaient les rebelles, des photographies de cadavres, de villages incendiés… Beaucoup de malgaches ont conservé ces photos, comme ultimes preuves de l’existence des événements, des massacres, de leurs luttes, mais très peu ont montré ces photographies hors du cadre familial, comme si ces photographies étaient devenues d’un coup très intimes, et toujours potentiellement dangereuses. Certaines photos sont connues, notamment concernant le procès des trois parlementaires /Ravoahangy /Raseta /Rabemananjara. La série sur la soumission du village rebelle, avec notamment cette femme au visage décharné, je ne l’avais jamais vue. Il est clair que c’est toujours l’armée française qui a pris les photos, il y a une réelle mise en scène des photographies, avec les femmes et les enfants d’un côté, les hommes de l’autre, ces cérémonies de soumission où le ou les chefs rebelles, bien habillés, déposent leurs armes (des sagaies). Il s’agit probablement d’un rapport “photographique” de l’armée à sa hiérarchie concernant la “pacification” et la “soumission” des rebelles. Cette série est la plus incroyable pour moi, car prise sur le vif, au moment où ces dits-rebelles sortent de la forêt où ils ont vécu des mois entiers, traqués, survivant dans l’humidité et les maladies, de là ces regards, des regards qui me touchent énormément car regardant l’objectif en face, des regards qui ne sont malgré tout pas vaincus, qui font face à l’injustice. Cette série révèle aussi la parole des anciens qui ont connu cet événement. Ils n’ont jamais cessé d’en parler en réalité, mais il est difficile “d’imaginer” ce qu’il ont vécu, l’indignité de ne plus vivre comme des hommes, l’intolérable de leur situation, et comment tant de barbaries ont pu être perpétrées… Dans ce sens, oui, ces photos sont une véritable “révélation”, au sens premier du terme, elles révèlent la parole des anciens rebelles, on ne peut plus ne pas les croire…
Plus tard, lorsque Thierry Bédard a fait l’adaptation théâtrale du livre, nous nous sommes aperçus que toutes les photos du fonds Charles Ravoajanahary étaient présentes aux archives Anta(2), à Antananarivo, en bien meilleur état, avec les annotations et les dates de prise de vue de l’armée française. La mémoire était là, au centre-ville, mais personne n’avait eu le courage de la ressortir, car ces photographies posent nécessairement question. Sur la photo que vous citez par exemple, dans mon livre, on devine comme vous le signalez un officier français. Mais c’est parce que la photographie est rongée par l’humidité qu’on ne devine pas qu’il s’agit en réalité d’un officier malgache… C’est ce que montre très clairement la même photo aux archives Anta. Se pose la question de la collaboration, de la trahison, des choix des uns et des autres. C’était peut-être trop tôt ? C’est peut-être à notre génération d’en parler ? En France comme à Madagascar ? Nos parents, des deux côtés, étaient peut-être trop touchés par cet événement pour en parler sereinement ? Je ne sais pas. En tout cas, les gouvernements qui se sont succédés n’ont jamais manifesté le désir de transmettre la mémoire, aussi bien du côté de la France que de Madagascar. Qui est ce photographe qui a pris les clichés ? Pourquoi n’en a-t-il jamais parlé ? Vit-il encore ? Quels sont les officiers français impliqués dans ces répressions ? Pourquoi n’ont-ils jamais parlé ?
Olivier Favier: Aujourd’hui se met en place, comme je l’écrivais en introduction, une littérature nouvelle. Elle apporte une tardive reconnaissance aux faits dans le seul but, semble-t-il, d’en relativiser la portée. Ces discours résonnent comme un prolongement du silence. De ce point de vue, l’exemple de Madagascar est particulièrement révélateur de quelques évolutions liées aux études postcoloniales. Il me semble en effet qu’on glisse peu à peu du «lieu d’oubli» à la «guerre de mémoires». Certes, la formule de Benjamin Stora s’applique à un cas très différent, celui de la guerre d’Algérie, dont la mémoire est revendiquée par deux communautés numériquement importantes, les Algériens eux-mêmes et les Pieds-noirs. Longtemps pourtant, la grande île est apparue elle aussi comme un fleuron de l’empire colonial français, et le général Gallieni est encore très présent dans les odonymes – à commencer par la gare routière de Paris. Seuls les massacres et la réalité du système colonial -autrement dit l’essentiel- ont été tenus à l’écart de cette légende dorée. Quels ont été, et quels sont aujourd’hui, les porteurs de la mémoire cachée des deux pacifications? Quels ont été et quels sont pour vous les vecteurs d’une histoire possible?
Jean-Luc Raharimanana: J’aimerais d’abord revenir sur les formules “lieu d’oubli” et “guerre de mémoires”, il est important de savoir de quel point de vue on observe la situation. Les Malgaches n’ont pas oublié les deux pacifications, c’est à dire celle de Gallieni au début du siècle, et celle de 1947. Le terme « ady anaty akata » est entré dans le vocabulaire malgache, c’est la stratégie adopté par les guerriers malgaches dans le sud de l’île pour résister à l’avancée de Gallieni. Le terme qui signifie littéralement “affrontement dans les cactus”… désigne ces attaques rapides et le repli immédiat dans la forêt de cactus. Est resté également “zarazarao anjakana”, ou “diviser pour régner”, la politique militaire et coloniale de Gallieni. Et surtout, est resté ce qui demeure jusqu’à aujourd’hui l’un des plus grands problèmes politiques et économiques de Madagascar, l’instauration des provinces et la classification ethniques des régions. Et là, c’est un héritage direct de Gallieni qui a fixé administrativement les ethnies dans les régions, l’ethnie étant beaucoup plus mouvante avant l’arrivée de Gallieni et l’instauration du code de l’indigénat où les Malgaches pour aller d’une région à une autre étaient contraints de payer soit une taxe, soit de demander l’autorisation. Madagascar jusqu’à aujourd’hui n’arrive pas à se dépêtrer de cette situation, il y a des frontières imaginaires dans nos têtes, les provinces sont inscrites dans nos mémoires, nous changeons de ville, de régions, nous adoptons d’autres attitudes, d’autres manières de voir nos compatriotes, des préjugés, des craintes… D’ailleurs les différentes crises politiques à Madagascar à partir de 1991 viennent directement de cette question, que faire des provinces ? Il y a eu la tentative de Régions autonomes après le retour de Didier Ratsiraka en 1995, l’instauration des 22 régions depuis Ravalomanana, et l’idée récurrente du fédéralisme, mais fédéralisme sur quelle base ? Quelles seront les régions fédérées ?
L’autre mémoire concerne 1947. Cette pacification a clairement déterminé les rapports entre les politiciens malgaches. Lors du soulèvement, les autorités françaises ont porté un coup fatal au parti MDRM en arrêtant ou en fusillant ses membres. Les “rebelles” se sont ensuite identifiés au parti. MDRM est ainsi devenu synonyme de “patriotisme”. Un autre parti existait à l’époque : le PADESM (Parti des deshérités de Madagascar), un parti qui comptait essentiellement des élites des régions côtières, un parti qui prônait l’indépendance aux côtés de la France. La répression de 1947 a fait basculer les choses, le PADESM a dénoncé le MDRM et s’est rangé du côté de la France. PADESM est ainsi devenu synonyme de “traitrise”. Le MDRM démantelé, nous arrivons très vite à l’indépendance avec une élite politique complètement divisée, et un non-dit terrible : “les côtiers” auraient livré l’île à la France. En même temps, pendant l’insurrection, Antananarivo n’a pas bougé, les affrontements ont eu lieu en dehors d’Antananarivo, les “côtiers” du MDRM à ce moment-là s’estimant trahis par Antananarivo. L’indépendance voit la France favoriser les dirigeants du PADESM. Ainsi, le premier président de la République, Philibert Tsiranana, est issu de ce parti, le PADESM. Et malgré le consensus adopté par Tsiranana (il appela au gouvernement les figures historiques du MDRM, Ravoahangy Andrianavalona, Jacques Rabemananjara), ce problème a persisté, les politiques se déchirant toujours sur ce qui s’est passé en 1947, qui doit gérer l’île : Antananarivo ou les régions côtières ? Centralisation ? Décentralisation ? Et le rapport avec la France ? Continuer avec ou sans ?
Madagascar n’a pas réglé ces deux questions essentielles : la question des régions, et la réconciliation des élites et des hommes politiques. Et ces deux questions découlent directement des deux répressions coloniales. Notre lâcheté ou notre problème aura été de n’avoir pas mis ces questions au centre de nos discussions avant de proposer une politique quelconque. Madagascar ne pourra jamais tourner la page sans régler ces questions.
Plus que “lieu d’oubli”, je préfère parler des “zones de silence”, des lieux de non-dits, un espace où le malgache a peur de s’aventurer, parce que ça soulève trop de questions, trop de douleurs, trop de rancœurs.
Pour la France, lieu d’oubli car la guerre a été tellement traumatisante que les colonies ont pris une place tellement dérisoire… L’Algérie touche directement car la présence française était beaucoup plus imposante. Il y a aussi le rapport avec la Méditerranée, Madagascar ou les colonies ne sont qu’une péripétie de l’histoire française, une aventure exotique qui passera… Naturellement, le lien avec la Méditerranée comptera plus, c’est une histoire millénaire qui se fera et se défera encore. Si la France ne règle pas son histoire algérienne ou maghrébine, cela risque de lui revenir dans la figure dans les années à venir…
Maintenant, je viens à la question quels sont les vecteurs de l’histoire ? Je suis à ma place, écrivain, artiste. Je reprends ces matières de l’histoire car je constate que ce qui fait mon présent, une île en proie à la misère et à la corruption, vient du fait que mon pays n’a pas pris le temps de réfléchir à son histoire, nous nous sommes laissés submerger par les événements et souvent les gens ne savent plus pourquoi ils se détestent, pourquoi ils ne parviennent pas à travailler ensemble… Nous n’avons pas eu de chroniqueurs ou d’historiens pour nous raconter les deux pacifications. Par contre, nous avons beaucoup de témoignages oraux. Est-ce de l’histoire ? Ce sont en tout cas des matières pour moi écrivain. D’où l’exposition photographique “47, portraits d’insurgés”, avec Pierrot Men. Je mets des visages sur ces anciens rebelles, des visages d’aujourd’hui, de vieux hommes, des vieilles femmes, des porteurs de mémoire, avant qu’ils ne partent définitivement, et avant que les générations futures ne se retrouvent sans mémoire. Il y a un travail à faire aussi sur l’architecture, sur l’art en général. Beaucoup de chansons traditionnels portent la trace de 1947, un peu moins maintenant sur la pacification de Gallieni. D’autres vecteurs existent, comme l’iconographie coloniale. Bien sûr, elle porte l’idéologie coloniale, un certain regard sur l’indigène, mais elle permet malgré tout de retracer un passé, de dire comment on nous a décrits. Par l’absurde, arriver à dégager une réalité plus juste.
Olivier Favier: J’entendais, oui, lieu d’oubli du point de vue français, et je ne crois pas que, de ce côté-ci, le choc de la guerre suffise à expliquer. Il n’explique pas, par exemple, le silence total qui pèse sur la conquête. Ce choc a pu alimenter aussi les revendications des colonisés comme il a réveillé quelques consciences individuelles dans le pays colonisateur -le parallèle a été très fort durant la guerre d’Algérie, pour tous ceux qui, en France, se sont opposés à la politique de la France, mais il l’était déjà en 1950 pour l’ancien résistant René Vautier. Le déni imposé encore par certains universitaires français est de ceux qui maintiennent l’existence d’une mémoire à sens unique, que faute de pouvoir nier désormais, d’aucuns voudraient confiner dans un statut communautaire, comme la mémoire d’une «minorité». En ce sens-là, le travail que vous avez fait sur le passé colonial au travers de plusieurs spectacles mis en scène par Thierry Bédard, me paraît un jalon vital pour que la mémoire se change en histoire partagée. Ce travail a donné lieu à de nombreuses rencontres et débats. Quelle analyse pourriez-vous faire, avec le recul, des réactions de la communauté française et de la communauté malgache face aux faits et aux réflexions que vous avez pu présenter?
Jean-Luc Raharimanana: Du point de vue français, évidemment, ce lieu d’oubli est possible par l’entretien du silence, autant politique qu’universitaire. Il faut aussi une volonté politique pour que les universitaires s’y lancent réellement. De plus en plus d’historiens s’y lancent bien sûr, mais souvent au risque de voir leurs carrières freinées, une reconnaissance politique de cette question légitimerait les recherches des historiens, permettrait une approche beaucoup plus apaisée de la part aussi des professeurs du secondaire. Mais en lieu et place de cela, nous voyons poindre cette tentative politique et idéologique d’enseigner aux élèves “le rôle positif de la colonisation”, et cerise sur le gâteau, l’institutionnalisation de cette idéologie, la création du ministère de “l’identité nationale et de l’immigration”, qui pour moi est un déni évident de l’histoire de France. La difficulté de parler de cette mémoire, ce sont les réactions violentes qui s’ensuivent : être qualifié de communautariste, de porteur de haine contre la France, voire contre l’Occident, quand il s’agit juste de revisiter des pans de l’histoire, une histoire de colonisation, de domination. Il n’y a aucune ambiguïté : sur cette période, la France a été colonisatrice, tout comme d’autres pays européens, elle a dominé par les armes, par la répression, et j’évacue le mot pacification, par la violence, par la guerre. Le projet colonial a été un projet européen parfaitement conscient –il suffit de se rappeler la conférence de Berlin pour le partage de l’Afrique, il s’agissait de bâtir des empires aux détriments des populations qui y habitaient. Qu’il y eut infrastructures laissées ou pas, c’est le canon sur la tempe que les colonisés ont construit les voies ferrées, ce sont des morts qui ont servi de fondations aux grands travaux, des travaux forcés qui ont servi de salaires. Il faudrait effectivement faire le bilan un de ces jours, ces grands-travaux ont-ils été réellement réalisés pour le bénéfice des colonisés, n’est-ce pas après les indépendances que les constructions des hôpitaux et autres écoles ont pris réellement leurs essors ? Pour le cas de Madagascar, je rappelle juste que l’université a été créée après l’indépendance, les élèves indigènes n’avaient tout simplement pas le droit de passer le Baccalauréat, il fallait être citoyen français pour le passer… Les exemples sont nombreux mais ce n’est pas l’objet de cet entretien. L’autre difficulté est toujours de trouver l’endroit commun pour échanger. Les universitaires des pays anciennement colonisés n’ont pas beaucoup de possibilité d’être entendus en France. Du coup, c’est aux écrivains qu’il échoit de prendre en charge cette mémoire, mais l’endroit d’où part la parole n’est pas le même. Les écrivains sont sur le terrain de la littérature, les historiens sur le terrain de la “science”. D’un côté, une parole supposée “subjective”, de l’autre une parole supposée “objective”, des auteurs abordant l’histoire par la fiction, des universitaires travaillant sur le “réel”. Personnellement, j’ai dû faire des concessions lorsqu’il s’agissait de commenter mes œuvres. Si l’histoire est présente évidemment, ce n’est pas le sujet principal de mes livres. Dans Nour, 1947 par exemple, le sujet principal est le rapport d’un homme avec sa terre, quand les événements ont fait que son amour a été tué, c’est la question de la création de l’identité, d’un fils qui refuse d’avoir été créé, ni par sa mère, ni par son père, ni par l’homme, ni par dieu… Mais les critiques ou les analyses portent invariablement sur 47, sur l’histoire, la colonisation… J’ai dû prendre à chaque fois des accents d’historien car malgré tout, ce qui plane au dessus des paroles venues du Sud, c’est la question coloniale qui n’a pas été réglée. Alors, je ne parlerais pas de lieu d’oubli, mais de lieu de silence, y mettre des mots, c’est forcément faire face à la monstruosité, on le devine, on le sent, on le sait, les diverses tentatives de négation ou de déni ne sont que dérobades face à l’inacceptable. C’est une des raisons qui expliquent la forme de mon livre Madagascar, 1947, entre voix, essai et document, une voix absolument personnelle qui veut s’extraire du silence, une argumentation sur la nécessité de la mémoire et un document pour présenter des faits. C’est ainsi que naturellement, le livre est devenu une pièce de théâtre, c’est ainsi également que la pièce est avant tout le rétablissement de la voix des insurgés de 1947, un hommage aux morts, pour les sortir de l’oubli, du silence. Ce n’est pas une pièce polémique destinée à culpabiliser ou à dénoncer, c’est d’abord reprendre mots et reconnaître la souffrance issue de ce conflit. C’est difficile après d’analyser la réaction des gens. À la fin de la pièce, il y a toujours eu un long, très long silence du public. Les débats n’étaient pas possibles en sortant de la pièce. Le public encaissait. Ce n’est qu’après que j’ai reçu des réactions, par des lettres, des entretiens. Ce que j’ai constaté, c’est que la jeunesse française est avide de savoir, que le débat est plus serein avec elle. C’est la loi de la mémoire, la troisième génération est plus apte à laisser de côté les animosités mémorielles. Mon avis est qu’actuellement en France, il y a une résurgence de la pensée coloniale, mais je continue à penser que ce n’est que le soubresaut d’une pensée qui ne pourra pas éternellement nier l’évidence : la colonisation fut une de ces monstruosités, que l’histoire sait dispenser à l’humanité ou plutôt que l’humanité sait réserver à l’histoire. Mais on est face aussi à la question du choix du présent, quel présent vivre ? Et lorsqu’on sait que ce présent est le résultat d’un passé monstrueux, comment s’en accommoder ? En reconnaissant les crimes ou en les oubliant ? Toute société est face à ce dilemme. Les autorités malgaches ne veulent pas parler de 1947 car cela mettraient à mal leurs propres postures (beaucoup ont dû leurs richesses et pouvoirs du fait de leurs collaborations pendant et après la colonisation), cela ouvrirait également les yeux aux malgaches sur leur histoire, sur leur pauvreté actuelle, c’est un sujet très sensible dans le contexte actuel, comment l’ancien colonisateur continue à falsifier l’histoire et comment nos dirigeants continuent à leur servir de boys. Il était tout à fait logique que la pièce ait été censurée par le ministère français des affaires étrangères. La censure fut politique et non culturelle, car dans les milieux culturels, la pièce a fait quand même son bonhomme de chemin. Bien sûr, la pièce aurait pu avoir une vie plus longue mais je crois qu’elle aura laissé quand même une empreinte significative. Je préfère ainsi oublier les dénis et me consacrer à ce que j’ai à faire, sortir du silence, donner visages aux morts, basculer le débat sur des récits de vie et ne pas me contenter des polémiques idéologiques ou politiques. C’est ainsi qu’après la censure, j’ai choisi de répondre par l’expo-photo avec le photographe Pierrot Men : “47, Portraits d’insurgés”. Je n’oublie pas de préciser que c’est la Région Ile-de-France qui a financé l’exposition, et que c’est le Festival d’Avignon qui l’a accueillie. C’est dire que la société française se sent concernée par cette histoire. La même exposition sera reprise par la Faculté de Nanterre du 14 mars au 8 avril, avec l’organisation de débats, de projections, de films, de visites pour les lycéens. Finalement, ce qui sera plus difficile, c’est de libérer la parole des Malgaches, autant en France qu’à Madagascar. L’histoire est trop sensible encore pour nous, et a une incidence si immédiate sur nos vies que ce n’est pas très prudent de l’aborder de front. Pourtant, faire comme si elle n’existe pas, c’est perpétuer la situation actuelle, de domination et d’exploitation de nos ignorances. La connaissance de l’histoire amène au scandale, et gérer la colère n’est pas chose facile. Je fais attention dans mon travail à montrer que réfléchir sur l’histoire, c’est nécessairement faire face à l’inacceptable, que la colère ou la haine ne pourront jamais aider à bien voir, et la leçon que j’ai reçue, c’est que les témoins qui ont accepté de parler sont ceux qui ont réglé ce conflit intérieur : regarder leurs bourreaux en face et leur dire qu’ils n’ont pas de haine, car la haine est une autre victoire du bourreau, une manière de maudire à jamais la victime dans la souffrance infligée. Transmettre cette parole est vitale pour ne pas reproduire les choses, pour que ce ne soit pas à ceux qui sont dans la haine de décider de notre présent.
Blog Dormirajamais