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Article issu de la Lettre de l’asile et de l’intégration n°98 : Le numérique, un outil à double tranchant.
Alors que les démarches administratives se réalisent de plus en plus via des plateformes en ligne, les procédures de demande d’asile et d’accès au séjour n’échappent pas au passage au numérique. Quels sont les enjeux liés à la dématérialisation ?
D’abord limitées à des initiatives locales, les démarches en ligne occupent désormais une place centrale dans les procédures d’accès au séjour (1). Bien que la numérisation des procédures administratives, accélérée par la crise sanitaire, représente un potentiel vecteur d’autonomisation et de facilitation des démarches, elle peut également constituer un frein à l’accès au séjour selon les profils et les conditions d’accueil des personnes exilées.
La dématérialisation de la demande d’asile : un bilan en demi-teinte
Mise en place de manière expérimentale en juillet 2020 en Bretagne et en Nouvelle-Aquitaine, la dématérialisation de la procédure d’asile a été généralisée à l’ensemble du dispositif le 2 mai dernier. Lors du passage en Guichet unique pour demandeur d’asile (Guda), tous les demandeurs se voient désormais remettre des identifiants de connexion leur permettant d’accéder au portail numérique de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra), sur lequel est déposé l’ensemble des courriers relatifs à leur demande d’asile, un système d’alerte par mail ou SMS les notifiant du dépôt de nouveaux documents. Deux ans après le début de son expérimentation, le bilan de la dématérialisation parait au premier abord positif, avec un accès facilité des demandeurs d’asile à leurs documents et une augmentation du taux de présentation à l’Ofpra des personnes ayant reçu une convocation (2).
Toutefois, ces avancées méritent d’être nuancées. Si les personnes ayant une bonne maitrise des outils numériques peuvent gagner du temps grâce à la procédure dématérialisée, la majorité des demandeurs d’asile n’est pas autonome face au numérique, et risque de commettre des erreurs de manipulation et de compréhension. À ce titre, la première difficulté liée au passage au numérique est le problème de la lecture des informations, couplé à une offre insuffisante de langues disponibles sur les portails numériques. Dès lors, l’accompagnement à l’accès au portail et à la lecture devient essentiel. De ce fait, les intervenants sociaux doivent adapter leurs pratiques et consacrer un temps de travail important pour s’assurer que les informations soient correctement transmises, au détriment d’autres missions. L’enjeu de la maîtrise du numérique est d’autant plus important que le recours à des plateformes en ligne pour réaliser des démarches est de plus en plus systématique, notamment au niveau des préfectures.
Des prises de rendez-vous en ligne au « tout dématérialisé »
Depuis le confinement de mars 2020, certaines préfectures ont imposé aux étrangers (dont les réfugiés) de prendre rendez-vous en ligne pour déposer leur demande de titre de séjour aux guichets (3), tandis que d’autres ont continué d’accueillir les usagers sans rendez-vous, rendant confuses les modalités d’accès aux guichets. Aux difficultés qu’entraîne le recours au numérique pour un public parfois peu familier des outils informatiques s’ajoute la saturation des plages horaires de rendez-vous qui conduit à transformer les files d’attente physiques en files d’attente virtuelles, et ainsi à invisibiliser la demande.
Marquant le basculement vers le « tout dématérialisé », la plateforme d’Administration numérique des étrangers en France (Anef) a été présentée comme une solution à cette problématique des rendez-vous en préfecture, puisqu’elle doit permettre aux usagers de déposer leur demande de titre de séjour en ligne à tout moment, d’en suivre le traitement en temps réel, et d’obtenir un accusé de réception. Mise en place dès 2014, elle vise le passage au numérique de l’ensemble des démarches administratives relatives à la demande et au renouvellement des titres de séjour d’ici la fin de l’année 2022, selon un déploiement « brique par brique ». Bien que Claire Hédon, la Défenseure des droits, reconnaisse des avantages à l’Anef, elle alerte toutefois sur l’absence d’alternative (4), ce qu’a confirmé le Conseil d’État le 3 juin dernier en appelant le Ministère de l’Intérieur à établir une solution de substitution (5).
Un inégal accès au numérique
Consciente des enjeux qu’implique la transition numérique pour les réfugiés, la Délégation interministérielle à l’accueil et à l’intégration des réfugiés (DiAir) a mis en place en juillet 2020 une « Stratégie de lutte contre la fracture numérique» visant à améliorer l’accès au matériel informatique, à la connectivité et à la médiation numérique (6). Bien qu’innovantes, les initiatives déployées dans le cadre de cette stratégie concernent uniquement les personnes bénéficiaires d’une protection internationale (BPI) et visent majoritairement des publics hébergés dans des centres dédiés.
Car tous les demandeurs d’asile et BPI ne sont pas égaux face à la dématérialisation. Les personnes intégrées au Dispositif national d’accueil (DNA) peuvent souvent bénéficier d’une connexion Internet et d’une aide spécifique de la part de leur intervenant social, ce qui est plus complexe en Spada, où l’accompagnement est limité en raison d’une file active plus conséquente. Il est en outre difficile de pouvoir utiliser et sécuriser un matériel numérique coûteux lorsque les conditions d’hébergement sont précaires ou inexistantes. Ce double désavantage des personnes non hébergées représente un impact non négligeable sur leur accès au séjour et aux droits et tend à renforcer leur précarisation (7).
Malgré le fait que le numérique occupe une place croissante dans la vie des demandeurs d’asile et des réfugiés, les réflexions et mesures mises en œuvres pour accompagner ces publics manquent d’envergure et n’évoluent pas aussi vite que la dématérialisation des procédures et démarches administratives. Accompagner cette transition est aujourd’hui nécessaire et implique de concevoir un appui renforcé vers l’autonomie numérique le plus précocement possible dans le parcours des personnes exilées, ainsi que de garantir un accompagnement spécifique aux démarches dématérialisées pour celles et ceux qui en ont besoin.
Retrouvez l'intégralité de la Lettre de l’asile et de l’intégration n°98 : Le numérique, un outil à double tranchant !
(1) LA CIMADE, Dématérialisation des demandes de titres de séjour : de quoi parle-t-on ? 29 juin 2021.
(2) DIRECTION GÉNÉRALE DES ÉTRANGERS EN FRANCE, Réunion interassociative relative au déploiement de la dématérialisation Ofpra, le 12 janvier 2022.
(3) BUFFET F.N., (Rapporteur), Rapport d’information fait au nom de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d’administration générale sur la question migratoire, n° 626, 10 mai 2022.
(4) DÉFENSEUR DES DROITS, Dématérialisation des services publics : trois ans après, où en est-on ?, 2022.
(5) CONSEIL D’ÉTAT, Démarches administratives en ligne : le Conseil d'Etat fixe un cadre général et se prononce sur les demandes de titre de séjour, 3 juin 2022.
(6) DIAIR, Stratégie de lutte contre la fracture numérique pour les personnes réfugiées, juillet 2020.
(7) FRANCE TERRE D’ASILE, Une politique d’intégration à la mesure des enjeux ?, rapport national NIEM, 2022.