Après la seconde guerre mondiale, l'Albanie tombe sous le joug du dictateur stalinien Enver Hoxha. Le régime du « premier État athée du monde » est considéré comme l'un des plus répressifs de l'histoire contemporaine de l'Europe. Très isolée du reste du monde, l'Albanie est le dernier état de l'ancien bloc de l'Est à sortir du communisme, avec la tenue d'élections multipartites en 1991. Mais la démocratie est ralentie par une série de crises politiques et économiques. Les années 1997 et 98 sont marquées par de nombreuses manifestations qui se transforment en émeutes, puis en révolte armée.
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C'est à cette époque que Paulin Nikolli, footballeur, trouve refuge en France. Il vit aujourd'hui à Nice où il est artiste peintre.
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Texte extrait du recueil « j'ai deux amours, portraits d'exil », de Brigitte Martinez, Le cherche midi éditeur, 1998. (Cliquez ici si vous souhaitez lire l'extrait sous format pdf)
Haricot (s)
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Sur la couverture du cahier à spirales, on distingue un titre, Kujitime, écrit à la main. Là où Paulin va, Kujitime suit, car le point final à ses « mémoires », long poème sur papier quadrillé, n’est pas encore posé.
« Là-bas, ils ne racontaient jamais la vérité, ils changeaient l’histoire. Alors je veux me souvenir de ce qui s’est vraiment passé. Mais je veux que ce texte soit léger, facile à lire. Alors j’ai choisi un ton humoristique pour raconter la dictature, avec des animaux pour personnages.» Paulin sourit, heureux de son « mauvais coup » de plume porté à l’Albanie ; il sourit, fier de singer un régime aux conduites animales. Le jeune homme se protège tout en humour et dérision. Paulin est un jeune homme qui rit.
« Ce qu’on mange en prison ? Les spécialités du diable. Dans notre soupe on trouvait deux haricots. Quand il y en avait trois c’est que c’était mon anniversaire. Il n’y avait que les soldats qui étaient privilégiés. Eux, ils avaient dix haricots dans leur soupe. »
Paulin est encore adolescent quand son père le pousse à développer ses talents de footballeur. Il serait bon qu’il en fasse son métier car « le football » lui assure-t-il, « c’est la seule façon d’être libre en Albanie. Ils ne viendront pas te chercher pour des raisons politiques ». Mais un sport populaire en guise d’immunité, c’est insuffisant pour Paulin. Rien ne peut effacer son « mauvais C.V. », sa parenté qui « tâche » : sa famille est « Kulak », opposante au régime. Certains, parmi ses oncles et ses cousins ont été tués ou se sont exilés : ils avaient revêtu l’habit de prêtre. Et pour les religieux, en Albanie, il n’y a pas de pardon. Il y a seulement parfois, pour les footballeurs brillants, bien que Kulaks une pression relâchée. Paulin jouera en national.
En pensant à son ancienne équipe, les yeux du jeune homme pétillent d’envie : elle participe cette année à la Coupe d’Europe des Nations. Le regret ne vient pourtant pas. Paulin aurait sans doute été, « mauvais CV » oblige, cette fois encore privé de match : « ils ne voulaient jamais me laisser jouer à l’étranger ; ils avaient toujours peur que je m’enfuie ».
Aujourd’hui c’est chose faite. Son exil a commencé depuis peu à Paris. Et c’est avec l’enfance que Kujitime se poursuit. Dès huit ans, Paulin se passionne pour un poète maudit par le régime et le lit en cachette à l’école.
« Mon institutrice m’a retiré le livre des mains en annonçant bien fort qu’il était interdit. Mais à la fin de la classe, elle est venue s’excuser. Elle m’a avoué que c’était son poète préféré. Le lendemain, elle me fournissait d’autres livres de lui ». Cette institutrice opposante était peut-être parmi la foule qui, joyeuse, fêtait l’arrivée de Berisha au pouvoir en 1992. « C’était comme à noël, on avait fait des feux et mis un cochon à rôtir à la broche. Il y avait écrit « communiste » sur sa peau. On dansait et on mangeait le communisme. »
La victoire du parti démocratique est aussi celle de Paulin qu’on libère de prison : sa peine n’atteindra pas les 10 ans requis. « Si je n’avais pas été footballeur j’en aurais peut-être pris pour 20 ans ». Paulin est un « agitateur », accusé de propagande contre le régime. Mais ni « torture, ni électrochocs », ne lui feront avouer « sa faute ».
Les années Berisha s’installent. Paulin écrit sur la démocratie, mais elle rate son tournant lors des nouvelles élections. « Les communistes ont gagné. C’étaient les mêmes qu’avant ». Un climat de violence, de « vendetta », rend la vie difficile mais encore possible en Albanie. Plus pour très longtemps. « Ils ont fait une liste noire et tout a commencé. Deux mois après les élections, ils ont débarqué chez moi et ont tiré sur la maison en criant : « sors de là le démocrate ! ». Et puis ils sont partis en prévenant qu’ils reviendraient ». Paulin n’attendra pas leur retour.
A Paris, le jeune homme regarde ses photos, Kujitime en couleur d’un passé révolu : la maison de son enfance entourée de barbelés, « il y avait un aéroport militaire près de chez nous ». Des champs, remplis à perte de vue de curieux mamelons en béton, « les prisonniers construisaient des fortifications » ; Et enfin la photo de ses neveux et nièces, « mon frère vient de sortir de prison ». Son frère est un Kulak, comme lui.
« Ici on peut parler. Ici on n’a pas peur de mourir. En Albanie, on ne dort jamais. Si je glissais un peu de terre albanaise sous le lit d’un Français, vous verriez quel sommeil il aurait ». Paulin éclate une nouvelle fois de rire et puis se lève. L’entretien se termine pour cause de rendez-vous avec le football : « En Albanie, il faut frapper fort. Ici, le jeu est plus technique, plus spectaculaire. J’essaye de combiner les deux manières ». Mais la réussite de la nouvelle combinaison France/Albanie, ne se trouve pas seulement à ses pieds, au bout d’un ballon. Elle est aussi dans sa tête. C’est bien pourquoi, là où Paulin va, Kujitime le suit.