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Miguel Angel Estrella

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Miguel Angel Estrella, né le 4 juillet 1940, est un pianiste classique argentin. Il fait des études de musique à Paris, où il est l'élève de Nadia Boulanger et de Marguerite Long. Il fuit le régime argentin en 1976 à cause des persécutions dont il fait l'objet de la junte militaire. Il est détenu en Uruguay. Durant sa détention, il continue à jouer dans sa cellule avec un clavier muet. Il est libéré en 1980 suite aux pressions internationales ; il se réfugie alors en France. En 1982, Miguel Angel Estrella fonde Musique Espérance dont la vocation est de « mettre la musique au service de la communauté humaine et de la dignité de chaque personne ; de défendre les droits artistiques des musiciens - en particulier des jeunes - et de travailler à construire la paix ». Sa fondation reçoit, avec France terre d'asile, la mention d’honneur du prix UNESCO/Bilbao pour la promotion d’une culture des droits de l’homme, le 10 décembre 2010 à Bilbao.

Miguel Angel Estrella est membre du comité de parrainage du Tribunal Russell sur la Palestine dont les travaux ont commencé le 4 mars 2009.

Texte extrait du recueil J'ai deux amours, portraits d'exil, de Brigitte Martinez, Le cherche midi éditeur, 1998. Voir tous les portraits d'exil du livre

 

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A LA TABLE DU PÈRE
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« C’est la foi et la musique qui m’ont aidé en prison, dans cet enfer où j’étais immergé. Je me concentrais. J’entendais l’adagio en fa mineur de Bach et la voix de ma femme qui chantait. J’essayais de placer les accords, les cordes qui accompagnaient cette voix. C’était comme un poncho qui me couvrait et qui m’éloignait de tous ces misérables qui me battaient et m’appliquaient l’électricité ».

1910. Les grands parents de Miguel Angel, paysans pauvres libanais, immigrent en Argentine. Pour faire entendre leur nom, Nagem, aux autorités, ils désignent le ciel. « Nagem ! » disent-ils en pointant leurs doigts sur ce qui n’est « ni la lune, ni le soleil, ni les nuages, mais l’étoile. » Estrella, étoile en espagnol, un nom comme un destin pour une « star » internationalement annoncée : Miguel brillera au piano et, comme le veut son nom, il brillera pour tous. Pour les riches mais aussi et surtout pour les plus défavorisés. Pour ceux, « Indiens, Noirs, ouvriers », que la musique n’a pas l’habitude d’atteindre. Et aujourd’hui pour ceux, malades ou prisonniers « soumis à toutes sortes de souffrances » que la musique réconforte et libère.

« Musique Espérance est née lors d’une séance de torture féroce. Les militaires menaçaient de me couper les mains. Avec une scie électrique. Je priais, je parlais à Dieu : « Seigneur je ne veux pas mourir, j’ai beaucoup de choses à faire. J’en ai déjà fait beaucoup avec la grâce que tu m’as accordée, celle d’être musicien, mais si je conserve la vie, je ferais quelque chose de plus grand : une musique contre la torture, contre toutes les sauvageries humaines, contre l’apartheid. »

1978. En Argentine, la dictature est militaire. Miguel « le traître, le subversif profond » l’homme, « plus dangereux qu’un guérillero » est enlevé. On lui promet la mort. Le chef d’accusation : avoir « été formé pour jouer pour les élites » et mettre son talent au service de « la merde de la société ». « Je répondais que j’étais chrétien et que tout ce que j’avais de meilleur, je devais le partager ».

Le partage, le maître mot d’une éducation, manière Estrella. Une famille généreuse bien que pauvre. « Pauvrissime ». Le partage, précepte d’une grand-mère chérie, abuela en charge de treize enfants. Les siens et ceux des autres, parfois adoptés. « Elle ne pouvait pas supporter qu’un enfant n’ait pas de foyer », ni qu’il souffre de faim. Alors elle partage mazamorra, un plat indien composé de « maïs cuit auquel on ajoute, quand on a un peu de sou, du lait, du sucre. C’est costaud, ça remplit l’estomac ». Quand Miguel évoque abuela la source est intarissable, avec les œufs tout d’abord en souvenir, ceux qu’elle offrait aux enfants chaque jour vers onze heures, après le rituel « assez cochon » du matin : « On mettait le doigt au cul des poules pour sélectionner celles qui étaient prêtes à pondre».

Miguel sourit au bonheur d’une enfance paysanne, encadrée par les « leçons de St Paul » dispensés par abuela. Chaque fois qu’un comportement lui déplaît, elle organise un tête à tête sous la galerie ombragée, éventail en main . Miguel est convoqué a six ans : « Tu as un grave défaut, tu es vaniteux. Quand tu chantes et que les gens t’applaudissent, tu deviens rouge de fierté ! Je n’aime pas ça, mon chéri ! » Alors de Nagem en Estrella, la lumière, étoile ou star, brillera avec humilité et dans le sens d’une justice sociale inculquée par sa « libre penseur » de mère, « maîtresse d’école », et par son père « communiste et chrétien, comme dans les films italiens ». L'homme, poète et marionnettiste, emmène son fils en tournée. « J’avais dix ans, on allait faire les marionnettes pour un public qui n’avait jamais vu ça. Il y avait déjà cette pratique de s’adresser aux autres avec un message esthétique ».

Le père de Miguel, en « vrai arabe pour l’accueil » tient aussi table ouverte. « Tous les jours il y avait au déjeuner un invité connu ou inconnu. Petits et grands avaient leur place. On parlait de tout sans tabou, de foot, de nos amours, de politique, de religion. Les repas commençaient à midi s’achevaient à deux heures. C’était un rituel fantastique, richissime ».

Un rituel avec lequel Miguel renoue, bien des années plus tard, en prison. Sous la torture, la table surgit en toile de fond des conversations imaginaires tenues avec son père : « J’avais du coton sur les yeux, un bandeau, une cagoule. Je ne voyais rien. J’imaginais des entretiens fictifs, qui correspondaient à mon angoisse d’homme qui va mourir. Je les tenais avec mon père et mon prof de piano, les deux personnes avec lesquelles je n’avais pas réglé des choses essentielles. Ils ne comprenaient pas mon militantisme, ils me disaient : « C’est bien d’aller jouer pour les pauvres, mais tu as gagné tellement de prix que tu dois avoir ta place de grand pianiste, l’un des plus grand du siècle ». Moi je ne comprenais pas ce discours, je les envoyais promener. Alors, quand j’imaginais un dialogue de réconciliation avec mon père, il y avait toujours en arrière-plan la table de midi. J’étais persuadé qu’il m’écoutait, loin, mais qu’il m’écoutait.»

Dans son appartement d’un quartier populaire parisien, Miguel reprend du café. Près de lui son piano, compagnon fidèle de ses cinq heures d’exercices quotidiens. Mais ce soir Miguel jouera sa partition côté public, en auditeur d’une musique qu’il connaît mal : le rap. Miguel est un homme curieux. À l’écoute depuis toujours. Et depuis longtemps à l’écoute du péronisme.

« J’étais amoureux d’Evita. J’étais écolier et cette femme me bouleversait par sa beauté. J’avais huit ou dix ans quand elle est venue à Tucumán inaugurer le foyer pour les enfants défavorisés. Elle nous caressait, elle était belle comme un soleil et nous, si mal habillés.» Miguel ferme un instant les yeux. La caresse d’Evita semble, des dizaines d’années plus tard, encore vivante sur sa joue. « Elle nous caressait et nous disait : je vais me tuer pour que vous puissiez choisir votre destin. En 1944-1945, elle lançait déjà aux écoliers des appels de solidarité : « Pensez qu’il y a des enfants de votre âge en Europe qui crèvent la faim à cause de la guerre. Alors même si vous êtes pauvres, pensez aux autres. L’Argentine est riche. Si vous avez un kilo de trop de n’importe quoi, riz, spaghettis, ramenez-le à l’école ». Cette mission, c’était très beau.» Miguel marque une pause, fier de conclure : « Moi je suis l’un des enfants d’Evita ».

C’est pourquoi « l’enfant d’Evita » se souvient du « 26 juillet 1952, comme si c’était aujourd’hui. Je revois la scène. C’était un samedi soir ». Ce jour-là, comme tous les samedis soir, la famille se réunit pour un rituel : préparer le pain de la semaine et le Kébi, déjeuner « arabe » du dimanche, « un mélange de blé, de persil, de viande d’agneau hachée très épicée, avec beaucoup d’origan ». Mais à 8 h 25 le rituel s’arrête. « Eva Perón vient de passer à l’immortalité » annonce la radio. « J’étais très impressionné car mon père, qui la méprisait totalement, la traitait de putain, d’arriviste, s’est mis à pleurer : « Elle était grande cette fille », disait-il. Du fond du cœur sortait ce qu’il pensait vraiment d’elle.»

Evita est morte mais Miguel sera péroniste malgré tout. Contre sa famille et bien avant sa rencontre avec Perón, en 1966 à Paris, : « Vous avez un discours de gauche », lance-t-il aux étudiants boursiers argentins réunis, comme Miguel, pour la circonstance ; « mais vous n’avez jamais compris que pour les pauvres, les ouvriers, les marginaux de la misère, il existe un autre discours qui n’est pas intellectuel. Vous avez l’habitude de dire de belles choses, mais avez-vous l’habitude de les faire ? » Cette rencontre, « fondamentale » poussera Miguel à continuer à militer avec la musique. Il rentre alors en Argentine, bien que la dictature y soit installée. Et bien qu’il y soit interdit de piano.

« Dans cet enfer qu’est une séance de torture, tu ne vois rien, tu sens seulement dans ton corps des choses terribles et des choses extraordinaires. Parfois, j’écoutais la voix de Nadia me faire une prière dans une oreille et, dans l’autre, la voix de ma femme. C’étaient des hallucinations, mais c’étaient des moments extraordinaires. J’imaginais un son et je l’écoutais. C’était impossible, mais je l’écoutais.»

1978, 79, 80. Les années noires de Miguel. La prison et ses bourreaux pour seuls compagnons. À sa libération, la France en refuge. Avec ses amis, combattants de sa liberté qui, Yves Haguenauer en tête, soutenu par « Dutilleux, Menuhin, Simone Signoret, Danièle Mitterrand et beaucoup d’autres » a « remué ciel et terre » pour qu’il ne disparaisse pas. « Cela a beaucoup compté pour que je devienne Français. On ne dit pas à n’importe qui « je vous aime ». Une autre « très belle histoire » influencera aussi son choix.

1984. La démocratie est de retour en Argentine et Miguel rentre. « Symboliquement j’ai voulu jouer dans les lieux où j’avais milité avec mon piano. Les Indiens m’avaient préparé une fête d’une beauté extraordinaire. Les paysans étaient habillés en dimanche avec leurs vêtements de gaucho. Il y avait de la musique partout, les petits dansaient avec une joie de vivre dans les yeux. J’ai la chair de poule quand j’y pense ». Miguel tend son bras, mais il n’a pas besoin d’avancer de preuve. Sa voix trahit déjà son émotion. « En deux mots, l’amour était intact et pourtant cela faisait dix ans que l’on ne s’était pas vu. Mon nom était interdit de cité dans les journaux, mes disques ne passaient plus à la radio. Ils croyaient que j’étais mort, que j’avais disparu, comme des milliers d’autres. À travers chaque danse, chaque chanson, ils m’adressaient un message : nous sommes là, prêts à recommencer avec toi quand tu veux.»

Ce bonheur argentin, Miguel le veut en partage. Alors il le décrit à son public français, lors d’un concert donné à Tautavel. Une femme se lève alors : « Miguel, tu es un salaud ! Quand tu as disparu, la France était envahie de communiqués de presse. On imaginait les choses terribles qu’on pouvait faire sur tes mains. On avait une angoisse très grande. On s’est mis à signer des lettres, des télégrammes à travers tous les comités que tes amis ont créés en France et ailleurs. À ta libération, on n’avait pas un sou pour aller t’attendre à Orly, là où des milliers de personnes t’attendaient. Mais on t’a vu à la télé. Tu étais maigre comme un clou, le crâne rasé. Tu n’étais pas beau mais tu avais un sourire et tu parlais d’espoir. Tu es revenu jouer pour nous et on s’est habitué à penser que tu avais choisi la France comme terre d’accueil. Mais à t’entendre parler de l’Argentine en amoureux fou, il est évident que tu vas nous laisser tomber. Miguel, tu es un salaud ! »

Dans l’appartement parisien ouvert sur une terrasse d’été, l'émotion est de nouveau au rendez-vous. Peut-être une chair de poule, mais certainement un tremblement dans la voix, très clair à ce souvenir. Miguel raconte s’être tu longtemps, avant de remercier son interlocutrice de la dureté de ses propos. « Je venais de comprendre… ». Comprendre qu’il irait, par amour, demander ses papiers. Français.

« Je suis chez moi en Argentine. Je suis chez moi en France. C’est un luxe, Je me sens riche d’appartenir à deux cultures. »

Alors, cinq fois par an, l’Argentine en retrouvailles. Avec le plaisir de manger puchero, ce « plat de pauvre » posé sur la table des déjeuners de son enfance qui duraient « de midi à deux heures ». Puchero : « un pot-au-feu préparé avec tout ce qu’on a. Avec n’importe quelle viande, n’importe quel légume. De l’ail, des carottes, mais surtout des patates douces et des citrouilles très sucrées. À la place du pain, il y avait souvent des feuilles de laitues récoltées par mon père. On les croquait sans rien ». L’Argentine garde la saveur des souvenirs, celui d’ abuela , de ses œufs du matin, et de bien d'autres choses qui ne voyagent pas. Miguel remplit quand même ses bagages, voyage retour, d’autres miettes d’Argentine, « empanadas, milanesas, tortas pascualinas et dulce de leche ». Vingt kilos de surcharge. De quoi satisfaire son « argentinite aigüe ». Jusqu’au prochain départ.

Ce soir, Miguel prendra l’autobus. Puis, arrivé gare du nord, le R.E.R. pour rendre visite aux rappeurs de banlieue. Miguel est un homme curieux. Ouvert au monde. Mais, Nagem, Estrella, étoile, n’est-ce donc pas son nom ?

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