Les guerres de Yougoslavie furent une série de conflits violents dans les territoires de l'ancienne République fédérale socialiste de Yougoslavie entre 1991 et 2001. Deux séries de guerres se succédèrent affectant les six républiques de la défunte République fédérale socialiste de Yougoslavie. Ces guerres, qui ont opposé différents groupes ethniques ou nations de l’ex-Yougoslavie furent les plus meurtrières en Europe depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. On estime que le bilan humain de ces guerres est compris entre 200 et 300 000 morts, s'accompagnant d'un million de personnes déplacées. Ce fut aussi le premier conflit à caractère génocidaire en Europe depuis la fin de la Seconde guerre mondiale. Beaucoup des principaux personnages clés impliqués furent ou sont poursuivis pour crimes de guerre. (source Wikipédia)
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Dzevad Sabljakovic est journaliste. Réfugié politique, il a trouvé asile en France.
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Texte extrait du recueil J'ai deux amours, portraits d'exil, de Brigitte Martinez, Le cherche midi éditeur, 1998. Voir tous les portraits d'exil du livre
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LA POTEE
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« Le plus terrible qu’un homme peu vivre, peu souffrir, c’est l’explosion quand elle est proche. Ce n’est pas le bruit. C’est quelque chose d’autre. Ca s’écrase au fond de votre être. Quelque chose est cassé dans votre âme. Ce n’est pas le bruit pour l’oreille. C’est là ». Là : Dzevad porte son poing, serré, au cœur. Et appuie fort.
Quand Dzevad parle, il qualifie ses mots de « sévères », c’est-à-dire « bruts et sans nuance ». Il préférerait s'exprimer avec toutes les nuances de sa langue maternelle, « mon pays, c’est la Bosnie », pour mieux se faire entendre, mais c’est le français et son vocabulaire d’exil qui s’imposent aujourd’hui. Avec des mots qui ne sont ni « sévères » ni « bruts et sans nuances », mais juste simples, ou simplement justes.
« La première chose dont je me souviens, c’est mon enfance à Cazin, quand le monde était différent. Je me souviens de l’odeur. Le matin la ville était pleine d’odeurs. » Pita, poulet, bumbar, potée, des parfums mélangés. « Dans la potée bosniaque on met tout ensemble, toutes sortes de viandes et de légumes. Les odeurs se mélangent, mais les ingrédients sont séparés dans l’assiette. C’était comme ça le principe de la vie en Bosnie. Ensemble mais séparés. Ce principe est brisé aujourd’hui. »
Dzevad allume une cigarette, continue à parler d’une cuisine bosniaque qui requiert « attention et subtilité », et de fil en aiguille évoque son histoire. Il bute soudain sur un mot, s’interrompt, ouvre son dictionnaire. Difficile à prononcer, le mot n’appartient pas, c’est certain, à l’univers de Dzevad : c’est le mot « haine ».
« Aujourd’hui ma Bosnie est pleine de haine, je ne veux pas vivre dans la haine. Je suis musulman, les musulmans ont été les plus grandes victimes du conflit et les choses n’ont pas tellement changé. Il y a un nationalisme musulman comme il y a un nationalisme chez les Serbes et les Croates. C’est un espace qui ne me convient pas. Je ne suis pas un nationaliste. Je ne peux pas vivre comme ça. C’est écrasant. Je ne peux pas retourner à Belgrade. Je ne peux pas retourner en Bosnie. »
« À Belgrade, dit Dzevad, j’y ai vécu comme étudiant, j’y ai travaillé. J’ai fait ma vie là-bas. »
Là-bas, dans le Belgrade d’une Serbie en temps de paix, Dzevad est journaliste de télévision, célébré autant que « Bernard Pivot » pour ses émissions culturelles. Mais « quand Milosevic est arrivé, j’ai été opposant ». Alors en 1990, Dzevad, le « traître », quitte Belgrade pour Sarajevo. Il rejoint l’équipe de UTEL, la première télévision indépendante yougoslave qui vient de naître. Au bout de deux ans, c’est la coupure d’antenne. « Un média indépendant, c’était impossible », la guerre venait en effet de commencer.
« Je ne pensais pas sortir vivant de la guerre, alors j’ai écrit un journal pour mes filles. Je viens de le relire. Je ne l’avais pas fait depuis longtemps. Je m’aperçois que j’avais oublié plein de choses. C’est terrible. On avait tous peur. Peur de mourir en une seconde. Il fallait vivre avec la peur comme si c’était une situation normale. Un matin, je me suis réveillé et j’ai constaté que la peur était partie. Alors dans la rue, je ne courais plus, je marchais. C’était une grande victoire, mais c’était dangereux »
Dzevad rallume une cigarette, retour à la cuisine bosniaque : côté ville, dans le centre des affaires, la viande est grillée, préparée en « brochettes, cevapcici, ou encore en escalopes ». Côté maison, les plats chauffent sous leurs couvercles et les pâtes s’enroulent sur elles-mêmes pour obtenir pita. La cuisine est à deux temps, à l’image d’une Bosnie traditionnelle où, côté cour mangent les hommes et leurs amis et, côté jardin, les femmes. Le repas, « une chose sérieuse, très importante », est un rituel, toujours partagé : « On ne pouvait pas être invité sans manger. À travers la nourriture il y avait le respect de l’autre. C’est peut-être primitif comme mentalité, offrir à manger à l’autre, mais ça aussi ça disparaît. »
En mars 1993, Dzevad se lance dans une aventure qui lui vaudra plus tard de passer, à nouveau, pour un « traître ». « Traîtres » aussi ceux qui, Monténégrins, Serbes, Croates, Slovènes, Bosniaques, tous journalistes indépendants, s’embarquent ensemble pour un an, Dzevad en tête de la rédaction, pour Radio bateau. Un nom simple, précise-t-il parce que « je ne voulais pas un nom pathétique comme radio free Yougoslavie. » Un nom de circonstance car la radio émet depuis les eaux internationales, en direct d’un navire affrété par l’Europe. « Il y avait la pleine mer et le ciel. Rien d’autre. Et nous. ». Nous : huit professionnels qui tentent, avec « recul, distance et réflexion » de diffuser sur l’ex-Yougoslavie une information objective. « Beaucoup de journalistes venaient faire des reportages sur le bateau. Nous leur disions chaque fois : s’il vous plaît ne nous posez pas la question de savoir comment on vit et on travaille ensemble. C’est normal. Normal ! » Normal que Monténégrins, Serbes, Croates, Slovènes, Bosniaques, travaillent ensemble. Comme avant. Avant la guerre. En toute indépendance et en fraternité.
« Après cette expérience, il était impossible de rentrer ». La plupart des « traîtres », menacés chez eux, s’exilent alors, direction l’Australie, la Belgique ou les États Unis. Prague ou encore Paris. « Ici, la démocratie est vraiment vivante ! »
Aujourd’hui, la mère et la sœur de Dzevad vivent en Bosnie. Sa femme et l’une de ses filles sont restées en Serbie. Son autre fille, « dissidente aussi » a choisi l’Italie. « Mais, prévient Dzevad, les familles éclatées, c’est une chose qui n’est pas rare pour les peuples d’ex-Yougoslavie ».
À Paris, Dzevad s’étonne du manque d’intimité des restaurants. Dans les espaces conçus pour « quatre tables en Bosnie, ici on en met dix. On peut manger dans l’assiette du voisin ». La cuisine française « avec ses sauces au goût si étranges » s’ouvre à lui comme un jeu. Un jeu de piste pour trouver des poivrons à la bonne taille - « c’est incroyable, ici ils sont énormes » - ou encore cette fameuse viande séchée qui accompagne d’ordinaire « un plat de haricots rouges ».
De temps en temps, Dzevad mange pita, chez des amis où une « femme bien sûr », s’occupe en cuisine. Car seules les femmes, tradition bosniaque oblige, savent préparer pita. Mais, culture française « absolument » prise, quand Dzevad est invité, il apporte du vin. « Chez nous, apporter du vin c’est impensable. On vient avec une boisson sévère : whisky ou rakia. »
Il y a deux ans, Dzevad a rompu son exil parisien, pour une visite éclair à Sarajevo. « Au retour, dans le TGV. j’ai eu soudain la sensation que je rentrais « chez moi », à Paris. C’était une surprise. À l'aller, je n’avais pas pensé que je retournais « chez moi » à Sarajevo. C’est terrible. Mais je crois que c’est le sort de beaucoup d’hommes ».
Avec cet « errement historique » qu'est la guerre, Dzevad, de Yougoslavie en Bosnie, a « perdu deux pays ». La France est aujourd’hui son choix. « J’en suis sûr », insiste Dzevad. Comment ne pas en être sûr ? Ses pays l'ont quitté, hormis en souvenirs. Ceux d'une enfance à Cazin, avec odeurs mêlées, Pita, poulet, bumbar, et mélanges d'une potée d'un monde alors sans haine.
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