La guerre du Viêt Nam a opposé de 1959 à 1975 le Nord Vietnam et le Viêt Cong (Front national pour la libération du Vietnam) avec le Sud Vietnam, militairement soutenu par les États Unis. Les combats s'achevèrent avec la chute de Saigon, le 30 avril 1975. Après la victoire du Viêt Cong, les deux Viêt Nam furent réunis pour former l'actuelle République socialiste du Viêt Nam. De 1975 à 1982, 65 000 personnes furent exécutées et plus d'un million furent envoyées en « camps de rééducation » ou dans les « nouvelles zones économiques ». Leurs biens personnels (habitations, commerces, entreprises, terres…) furent confisqués pour une période plus ou moins longue. Plus d'un million de Sud-Vietnamiens fuirent le pays.
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Parmi eux, Duong Van Loi, un chef d'entreprise victime de la sévérité de ce régime. (source Wikipédia)
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Texte extrait du recueil J'ai deux amours, portraits d'exil, de Brigitte Martinez, Le cherche midi éditeur, 1998.Voir tous les portraits d'exil du livreVoir tous les portraits d'exil du livre
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LA BOUILLABAISSE
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« Une nuit, ils sont arrivés dans ma cellule. Ils m’ont bandé les yeux, menotté, et m’ont fait monter en voiture. Je pensais qu’ils me changeaient de prison, mais ils m’ont conduit dans une rizière. J’entendais le bruit des pioches autour de moi. Elles creusaient ma tombe. Pendant une heure les pioches ont creusé. Et je les entendais. Elles creusaient et puis, soudain, elles se sont arrêtées : On armait les fusils. Alors j’ai prié. J’ai prié la Vierge, Jésus Christ, Bouddha, tout le monde. Mais je n’ai pas prié pour qu’on me laisse en vie. J’ai prié pour que la première balle m’arrive droit au cœur ou directement dans la tête. » Simulacre d’exécution, torture parmi d’autres tortures, psychologiques ou physiques. La prison s’ouvre à Loi. Pour six ans.
Le 30 avril 1975, « un long convoi de chars, de blindés, de camions », pénètre Saigon, « sans un coup de feu ». L’armée nord vietnamienne est là. L’armée nord vietnamienne s’installe. La capitale du sud s’appellera désormais : Hô Chi Minh-Ville. Les derniers américains s’envolent sans « autoriser les gens à partir avec leurs petits bateaux. C’était inhumain. À la chute de Dien Bien Phu, les Français ont évacué le peuple de Hanoï vers Saigon. Ils ont des sentiments eux au moins »
Pendant quinze jours, Loi attend. Loi observe. « Ils arrêtaient des gens au hasard et comme il n’y avait pas assez de place en prison, ils les enfermaient dans les cinémas. Ils les clôturaient avec des barbelés».
« La peur au cœur », Loi laisse les soldats réquisitionner ses maisons, en expulser sa famille. Ses maisons : Loi est un riche entrepreneur de travaux publics. Et les « riches » sont « dangereux » pour le Viêt Cong. Alors, avant que la menace ne se fasse plus pressante, Loi prend la fuite et se fait arrêter. Il passera dix ans avant de pouvoir s’exclamer : « je suis libre ! ». « Au début ils ne frappent pas, ils ne torturent pas. Ils nous transfèrent dans les hauts plateaux, dans les plantations de caoutchouc à Ban Me Thuot. La nuit, on couchait avec les porcs ».
La torture viendra plus tard. À la prison de Saigon qui s’appelle désormais Hô Chi Minh-Ville. On accusera Loi d’appartenir à la C.I.A.
À Paris, Loi écrit ses mémoires. « La plupart de mes compatriotes ne se souviennent plus, ne veulent plus se souvenir. Chaque homme à son cœur. Moi je veux témoigner ». Témoigner sur ce qu’il sait, mais aussi sur ce qu’il ne sait pas, en posant cette question encore sans réponse aujourd’hui : qu’est devenue sa femme ? Il sait qu’elle fut emmenée dans l’une des « nouvelles zones économiques » du Vietnam, lieux pour travaux forcés de la terre. Mais depuis, où est-elle ? Ca, Loi l’ignore.
« En prison, il ne faut pas penser même cinq minutes à sa famille, sinon c’est foutu. Il ne faut pas penser à la nourriture, sinon c’est une torture pour l’estomac. Il ne faut pas parler avec ses compagnons de cellules parce qu’il y a souvent des mouchards parmi eux. Pour résister il faut être dur. Si on est démoralisé, on devient fou. Beaucoup de prisonniers sont morts de dépression. Moi j’ai résisté parce que je ne pensais qu’à m’évader. À tout prix. »
Alors, à coup de bambou ou de petite cuillère, Loi entame dès qu’il le peut les murs de sa cellule. Des plans d’évasion pour résister à la faim, à la douleur d’un corps soumis aux menottes et aux chaînes. Des plans d’évasion impossibles, mais ceux d’un esprit libre.
« Je n’ai pas eu de rééducation politique parce que j’étais considéré comme un mort vivant ». Dans les camps, si « les gardiens ne frappent pas », ils conjuguent l’enfer autrement : le sommeil se cherche tête bêche, à deux par paillasse. Le demi-litre d’eau se partage à six. Comme les cellules étroites, où « on ne peut pas s’allonger, ni boire, ni bouger ». Le manioc, les pommes de terre ou le maïs, s’attribuent à chacun. Mais par demi-bol. Avec les changements de camps, change la barbarie : « Pendant quinze jours on était attaché au lit avec un fer au pied gauche. Au bout de quinze jours, ils nous le mettaient au pied droit.»
Loi marque une pause dans son récit, comme si une parenthèse pouvait soulager une souffrance indélébile : « je suis très en colère quand je pense à tout cela. Pourquoi tant de sauvagerie ? » Mais il n’y a pour Loi aucune parenthèse qui vaille. Aujourd’hui, son seul remède pour panser ses plaies, c’est l’idée fixe : « En prison, je vivais avec l’idée de m’échapper, aujourd’hui je vis avec l’idée de détruire le communisme. Ils m’ont condamné à mort par contumace, je ne peux pas rentrer». Alors, mémoires écrites jours après jours, Loi ressasse son histoire. Mais ses souvenirs n’ont pas la nostalgie du Saigon d’antan. Le Saigon des bouillabaisses et des chateaubriands. Ses souvenirs ont un goût, unique, de prison. « Il faut écrire, il faut parler. Il faut que les enfants sachent ». Il faut qu’ils sachent qu’un jour « la Porte du ciel » s’est refermée sur Loi.
Au nord du pays, à la frontière chinoise, le camp de Cong Troï s’accroche aux nuages. Le soleil, jamais ne l’atteint. « Là-bas on n’avait pas besoin d’être enchaîné, car la situation est naturellement barbare, imposée par le climat. Il y fait froid, été comme hiver. Le vent est glacial, c’est la Sibérie du Vietnam. Il n’y avait pas de chauffage, on n’avait rien d’autre sur le dos qu’une chemise et pour dormir, on nous donnait seulement une couverture très mince. La nuit, ils ouvraient grand les fenêtres. On a enterré beaucoup de prisonniers. On creusait les tombes. On ne pensait à rien. Penser à rien, c’était devenu automatique. »
Loi ne pense à rien sinon à toujours creuser sa liberté à la petite cuillère. L’évasion est un impératif moral. Celui qui fait oublier l’autre surnom de la « Porte du ciel ». Un surnom à l’issue annoncée : « Le camp de la mort ».
Mais nouveau transfert et nouveau camp, Thanh Cam sera le dernier. En 1981, Loi a purgé ses six ans de peine, il est libéré. Mais pas libre.
Le récit de nouveau s’interrompt. Loi le reprend quelques instants plus tard, coupures de presse en mains : les traces journalistiques d’une évasion, direction Honk-Hong en hélicoptère. Les photos s’étalent : l’escale, prévue à Pékin juste le temps d’un plein, sera plus longue que prévue. Elle durera deux ans. Deux ans pour servir la propagande d’un gouvernement chinois en froid avec le Vietnam. « L’accueil était grandiose. Visites, conférences de presse. Menu impérial, canard laqué. Ils nous ont donné le meilleur. Mais cela m’était égal. Je voulais partir. Eux ne le voulaient pas. »
Alors c'est de nouveau la fuite au départ de Canton. De jonques aux « voiles faites de vêtements », en bateaux de pêche, la route vers les Philippines est semée d’embûches, de pannes et de typhon. Mais le camp de réfugiés de Palawan est en vue, et avec lui le visa accordé par la France.
Aujourd’hui à Paris, Loi se considère comme un « exilé en liberté ». Il n’est plus un « millionnaire » en dollars et n’a plus les moyens de s’offrir les chateaubriands du Saigon d’antan. Mais cela n’a aucune importance. Il n’y pense pas. Il n’a pas faim, les camps ont eu raison de son estomac. Quant à la bouillabaisse, Loi qui l’adorait, « je rêvais de venir à Marseille pour en manger », ne l’aime plus aujourd’hui. « Tout ce qu’on peut faire ici ça n’aura jamais le même goût que là-bas ». Jamais. Car ici, forcément pour Loi, tout prend le goût de l’exil.
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