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"Mes désaccords avec François Gémenne"
Nous connaissons tous François Gémenne, professeur et chercheur sur les politiques de l'environnement et des migrations à l'Université de Liège, qui ne mâche pas ses mots dans nos colloques et nos débats.
Mais, si nous partageons beaucoup de ses indignations et de ses analyses, nous peinons à y voir les bases d'une autre politique.
Dans l'essai qu'il publie en cette rentrée 2020 "pour en finir avec les polémiques stériles sur les migrations", intitulé On a tous un ami noir (Fayard), on retrouve toute sa verve pour dénoncer le "business des frontières", la xénophobie et le racisme imputables aux discours de l'extrême droite, ou les échecs, si voyants, de la "politique" européenne.
Pourtant, je veux dire ici à ce témoin, précieux et intransigeant mais qui se vante de n'avoir jamais rencontré un ministre de l'intérieur, que je ne peux le rejoindre sur deux de ses conclusions, car elles aboutissent à nier la possibilité d'une politique migratoire et l'intérêt d'une politique de l'asile.
1. "Les migrations ne dépendent pas de la politique migratoire du pays de destination", dit François Gémenne. Aussi bien ne fait-il aucune proposition, autre que de laisser-faire l'établissement comme la circulation des migrants, sans plus leur opposer de frontière.
Il n'est pas faux que les frontières, même fermées, sont moins étanches qu'en 1974 par exemple, lorsque la France décidait de suspendre l'immigration de travail. Sans parler des frontières gardées militairement comme était le rideau de fer en Europe. On se souvient aussi que, déjà à la fin des années 90, lorsque l'Italie puis la Grèce demandaient à rejoindre l'espace Schengen, étape subordonnée à une évaluation de la capacité de ces Etats membres à assurer le contrôle migratoire des frontières extérieures communes, on avait un peu fermé les yeux.
En sens inverse, cependant, comment ne pas voir qu'une frontière ne peut, sans effet sur les mouvements migratoires, au moins sur leur orientation ou leur destination, être ouverte ou fermée ? Dans l'histoire récente de l'Europe, il suffit d'évoquer l'ouverture de l'Allemagne aux réfugiés syriens en 2015, celle de la Suède, avant leur fermeture relative depuis trois ans; ou la fermeture de la frontière turque avec la Grèce en 2016, aux dépens des mêmes syriens, dont on ne peut prétendre que le besoin de protection s'était tari. Plus près de nous encore, comment ne pas voir que la Manche reste une frontière essentiellement et dramatiquement fermée, grâce à quoi le Royaume-Uni peut s'enorgueillir d'avoir le nombre de réfugiés, rapporté à sa population, le plus bas d'Europe ?
En réalité, au delà de cette approche myope et réductrice que constitue celle de la frontière et de son contrôle, c'est l'ensemble du système d'accueil des migrants, et de leur éventuelle installation - à distinguer de la simple circulation (moins de 3 mois de séjour) -, qui fait une politique migratoire.
Cela, nous le voyons bien, à France Terre d'Asile, par la part que nous prenons au dispositif national d'accueil des demandeurs d'asile. Nous voyons ce qu'a d'intolérable un guichet durablement saturé, comme était jusqu'en 2018 celui de la SPADA de Paris dans son Xè arrondissement ; nous connaissons les conditions dans lesquelles se négocient, ou sont ou pourraient être imposées, les ouvertures de places d'hébergement (et d'accompagnement) des demandeurs d'asile dans les villes françaises, petites ou grandes; nous suivons les parcours d'intégration des réfugiés que nous avons pris en charge ; nous sommes en toute circonstance attentifs aux communautés d'accueil, dont François Gémenne parle d'ailleurs peu. Cette action d'accueil est tout entière, en effet, guidée par l'impératif du "vivre ensemble", qui comporte la conscience des limites (qui ne sont pas des quotas) et de ce qui peut les faire bouger dans un sens ou dans l'autre, et où l'action volontariste voire planificatrice de l'Etat et des collectivités locales doit avoir sa part.
C'est ce qui nous fait penser que le laisser-faire, en matière migratoire, n'est pas souhaitable, et qu'il y a bien d'autres politiques migratoires que celles qui peuvent être regardées comme le simple reflet des discours xénophobes du moment.
Cette observation vaut aussi pour la "politique européenne", expression un peu gonflée il est vrai, quand elle renonce à organiser l'accueil des demandeurs d'asile sur l'ensemble du territoire européen (ou, au moins, des Etats volontaires), ou s'en remet à la bonne volonté, au besoin intéressée, des pays tiers. Ce qu'on peut voir dans le nouveau Pacte Asile-Immigration tel que la Commission européenne vient de le présenter.
*
2. Sur l'asile, ensuite.
Bien-sûr, il ne m'est pas facile de lire, sans réagir, que "France terre d'asile" "est un slogan qui n'a plus guère de matérialité", et que le droit d'asile est une vieille lune "dépassée depuis longtemps".
Il faut certes reconnaître les prémisses du raisonnement. D'abord, l'évolution des flux et des parcours migratoires, qui fait apparaître (plus qu'autrefois ?) les motifs mêlés des migrations ; on ne pourrait plus, sans arbitraire, distinguer parmi les besoins de protection internationale, les motifs politiques, économiques, voire bientôt climatiques ; l'asile ne serait plus qu'un privilège. Ensuite, la fermeture de l'Europe comme destination, qui n'accueille que 6 % des réfugiés dans le monde, après avoir transformé l'asile de protection humanitaire en instrument de contrôle des migrations.
Il faut prendre et laisser, me semble-t-il, dans l'argumentation de François Gémenne.
Que les motifs des demandeurs d'asile soient souvent mixtes, ou le deviennent en cours de route, on le sait bien à l'OFPRA et à la CNDA comme dans leurs homologues étrangers, voués à un travail de reconnaissance attentif, et, si possible, indépendant des instructions gouvernementales. L'extension, par l'UE en 2004, de l'asile aux victimes des conflits dans leur pays, par la protection subsidiaire, n'a pas simplifié ces distinctions, mais sans en faire disparaître le sens et le bien-fondé. Et on ne voit pas ce que la disparition du "privilège" de l'asile ferait gagner aux autres migrants. La dénonciation de l'asile comme un privilège fragile n'est pas une bonne cause.
Quant à l'Europe, l'absence ou l'échec de sa politique de l'asile, illustrée par la question de "Dublin", renvoient surtout aux difficultés de l'union, entre des pays aux histoires migratoires si différentes. Cela ne signifie pas qu'aucune politique de l'asile n'est possible, aucune autre politique que le renforcement des frontières extérieures communes et l'externalisation de la gestion des flux. C'est d'ailleurs en Europe que le droit d'asile contemporain est né, avant même la convention de Genève (1951) ; il n'a pas tardé à devenir universel, avec le Protocole additionnel de 1967, et il parle aux réfugiés du monde entier, pas seulement aux Vénézuéliens accueillis en Colombie. Peut-on inviter l'Europe à se renier ?
Thierry Le Roy
Président de France terre d'asile